Sisyphe au centre commercial
Florent-Claude Labrouste, narrateur de Sérotonine, le plus récent roman de Michel Houellebecq, réfléchit beaucoup au sens de la vie. Il confie notamment avoir « peu d’appétit pour les possessions terrestres » et trouve là un motif de satisfaction. Les grands philosophes de l’histoire, note-t-il, se contredisent les uns les autres sur presque tous les sujets, sauf sur celui-là : l’argent ne fait pas le bonheur. Ce consensus, conclut Labrouste, « est suffisamment rare pour être souligné ».
Dans une lumineuse chronique parue dans L’Actualité en février 2004, l’économiste Pierre Fortin fait le même constat. Les philosophes de l’Antiquité, écrit-il, disaient tous qu’une fois comblés nos besoins essentiels (manger, se vêtir, se loger, se soigner), « seules la vie de l’esprit, la pratique du bien et l’harmonie des rapports sociaux permettaient d’atteindre le bonheur ».
Pour confirmer qu’ils avaient raison, Fortin multiplie les arguments économiques et psychologiques qui vont en ce sens. Sa démonstration est éloquente. « Notre appétit de croissance économique, de biens matériels et d’un statut social supérieur est excessif, conclut-il. Il ne mène pas au bonheur, mais nous fait tourner en rond comme le chien qui court après sa queue, en plus de mettre en danger l’intégrité de l’environnement naturel de la planète. »
Imitation et compétition
Le message, pourtant, ne passe pas, comme en fait à son tour la preuve Damien Hallegatte, professeur de marketing à l’UQAC, dans Le piège de la société de consommation (Liber, 2019, 128 pages), un essai décapant sur nos comportements économiques.
Nous savons bien que, si la croisière s’amuse encore, c’est grâce à une exploitation outrancière des ressources naturelles et des autres êtres humains. Mais le bilan est pire que cela. La société de consommation ne tient plus ses promesses d’amélioration du bien-être des classes moyennes des pays industrialisés. Si même sa première clientèle présumée n’en bénéficie pas, la société de consommation n’a plus sa raison d’être.
Le théoricien de la littérature René Girard a bien fait ressortir, dans son oeuvre, la force du désir mimétique, qui nous fait désirer ce que désire l’autre. Cette théorie dévoile aussi les ressorts de la société de consommation. Nous voulons ce que les autres ont, tout en cherchant à nous en distinguer. Enfants, explique Hallegatte, nous apprenons que nous pouvons imiter les autres. Adolescents, nous découvrons que nous devons faire comme les autres. Adultes, nous identifions les personnes à imiter, c’est-à-dire les vedettes, « mais surtout les personnes situées juste au-dessus de nous dans l’échelle sociale, ou celles qui sont plus en forme que nous, ou celles qui arrivent plus que nous à être maîtres de leur vie ». Ces réflexes d’imitation et de compétition sont exploités par des techniques de marketing pour nourrir la spirale de la consommation.
Cette dernière devient la nouvelle norme sociale, « dans une société fragmentée où les institutions comme la famille, l’école ou la religion ont perdu leur importance régulatrice », explique Hallegatte. Aujourd’hui, « consommer comme les autres signifie être avec eux, se sentir appartenir à la communauté des humains ». Le marché, de plus, se présente comme le lieu par excellence de la liberté en multipliant les choix. Il suffit donc, fait-il croire, d’avoir de l’argent pour être libre.
Est-on vraiment libre, toutefois, en faisant des achats inutiles, motivés par un désir déterminé par celui des autres, lui-même manipulé par un marketing créateur de besoins factices ? « Nos envies de consommer, sans cesse attisées, se traduisent par du stress, de l’endettement, de la culpabilité, une perversion des relations interpersonnelles et un sentiment de rater l’essentiel », comme on peut le constater au quotidien.
Consommer des symboles
En adhérant « à l’idée que la consommation n’est pas qu’un moyen de subsistance, mais une fin en soi », nous consommons des symboles pour ressembler aux autres qui nous font envie et pour les dépasser. Affirmer ses valeurs en achetant des produits entraîne la désertification intellectuelle de nos sociétés. « Alors, plutôt Hummer ou plutôt Prius ? demande ironiquement Hallegatte. C’est tout de même plus facile que : plutôt Voltaire ou plutôt Rousseau ? »
Pour illustrer les effets délétères de cette situation absurde dans laquelle « nous courons tous, et de plus en plus vite, malgré des signes d’épuisement évidents, parce que les autres courent », le professeur se livre à une critique de comportements révélateurs de la déroute contemporaine : passion pour les VUS, les appareils électroniques, les tatouages, les articles de sport et les rénovations domiciliaires, surenchère dans les fêtes d’enfants et les bals de fin d’études, désir d’escalader l’Everest ou de surfer sur des vagues parfaites, etc.
« La compétition sociale, conclut-il, ne peut être que vaine en raison de son principe même. À l’instar d’une course aux armements, l’avantage est seulement différentiel et temporaire. » Le propos, on l’a dit d’entrée, n’est pas neuf, mais il est vrai et finement renouvelé par Hallegatte. Pourtant, il échoue à convaincre les consommateurs, qui préfèrent se soumettre en achetant plutôt que de se libérer en lisant.