Un pou
Une meute de motoneiges attend en pétaradant à la sortie du petit aéroport tout neuf. Chaque jour, par beau temps, quelques vols d’Air Inuit se posent là. Ils assurent le ravitaillement, rapatrient ou évacuent les malades, les fonctionnaires, les ouvriers, de même que quelques rares visiteurs dont je suis, ce qui me réjouit.
À l’entrée de l’aéroport, parmi ceux qui sont à attendre du ciel, certains posent leurs mains sur une baie vitrée givrée par le froid. La chaleur de leurs mains laisse aux fenêtres leurs empreintes, qui se figent presque instantanément dans un amas délicat de frimas.
Ce n’est pas encore le printemps à Puvirnituq, loin de là. Lorsque le blizzard souffle, la petite maison colorée où je loge, construite comme les autres sur pilotis, tremble au point de faire osciller par à-coups la table de bois clair où je me penche pour écrire cette chronique.
À Puvirnituq, au Nunavik, à 1600 km à vol d’oiseau au nord de Montréal, la température et l’éloignement mettent à rude épreuve à peu près tout. Pourtant, dans la charpente fragile de cette communauté, on se sent tout de suite bien, enchanté de se trouver bordé par l’immensité du blanc qui se déroule tout autour de nous comme une page blanche infinie.
Avant de partir pour l’Arctique, j’écoutais la metteure en scène Angela Konrad me parler avec passion d’artistes inuits, de graveurs et de sculpteurs surtout, pour lesquels elle entretient une vraie passion. Elle m’exprimait du même coup une certaine déception, à la suite de son arrivée en Amérique du Nord, de ne pas avoir été en mesure de porter à la scène une expression sensible de ce pays qui a jailli comme par magie du pergélisol. Comment se fait-il que la culture inuite fascine à ce point une Allemande, mais qu’elle laisse à peu près indifférents la plus large portion des Québécois, lesquels se montrent tout au plus sensibles à l’idée mortifère du froid qui les habite entre deux voyages à Punta Cana ?
Zebedee Nungak faisait partie, au début des années 1970, des jeunes négociateurs inuits de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois. Dans un livre intitulé Contre le colonialisme dopé aux stéroïdes, il rappelle d’une plume quelque peu pamphlétaire à quel point nous ignorons les dimensions humaines de son pays. Hormis les travaux de quelques ethnologues, inspirés des avancées de Knud Rasmussen, il est vrai que, jusqu’à l’orée des années 1960, il a été peu question de ce vaste pays des neiges, sinon à travers les récits étroits de missionnaires ou encore dans de rares fictions, comme le célèbre Agaguk, d’Yves Thériault.
Une portion de la Terre de Rupert, comme on appelait ce vaste territoire au temps où il était sous l’emprise exclusive de la Compagnie de la Baie d’Hudson, fut cédée en sous-main en 1912 au gouvernement de Québec par les autorités de la colonie de Sa Majesté. Il est aisé de comprendre le sentiment de colère contre le colonialisme québécois qui, dans les années 1960 seulement, s’autorise de cette session pour agir. Cela ne devrait pourtant pas aveugler Zebedee Nungak quant à la nature similaire du nationalisme canadian dont son peuple s’est trouvé tout aussi meurtri au fil du temps.
Au Festival des neiges de Puvirnituq, qui se tient tous les deux ans, on peut assister, le soir venu, à des concours de danse. On se croirait revenu au temps de l’émission Soirée canadienne, portée par les gigues, les violons, les accordéons. Jusque dans les sonorités inattendues de la cornemuse, l’influence coloniale apparaît ici évidente. Mais il flotte au-dessus de tout cela, plus tard en soirée, l’expression d’une culture originale forte, mâtinée d’influences diverses et conjuguée avec la singularité de la langue inuite. Ici comme ailleurs, les affabulations des obsédés de l’identité ne sauraient survivre longtemps au choc de la réalité d’un monde métissé. Ce qui n’invite pas pour autant à renoncer à l’expression de ses particularités.
Un vieil homme du village, Tamusi Tukalak, un des seuls à avoir fréquenté quelque peu l’université, travaille avec acharnement, depuis des années, à la rédaction d’un glossaire consacré à une centaine de mots qui décrivent des états et des usages de la neige.
À la radio, la seule qu’on puisse écouter ici depuis que l’antenne de Radio Canada s’est détraquée, Johnny Angutiguluk, 64 ans, un ancien maire, relaye les nouvelles de la communauté. Les trois téléphones à côté de la console sonnent sans cesse. L’animateur rapporte ce que tout un chacun lui demande de faire connaître à la communauté. Dans ce quotidien radiophonique se trouve l’expression d’un monde qui se tient et se maintient. Que pouvons-nous en apprendre ?
Dans l’Arctique, sur cette plaine infinie de neige qui crisse sous chaque pas, il faut prendre bien garde au soleil éblouissant. Sa puissance, décuplée par le grand miroir blanc, tient d’emblée de la puissance mythologique. Afin de s’en protéger, les Inuits avaient conçu des lunettes à travers lesquelles on ne voyait qu’au travers d’une mince fente horizontale. Les porter prévenait des dangers de la kératite solaire, quand la cornée, dans sa couche superficielle, se trouve brûlée, laissant à sa surface une mince couche blanchâtre qui rend la victime quasi aveugle. Pour en guérir, les Inuits capturaient un pou qui, attaché à une laisse faite d’un cheveu, était posé sur l’oeil affecté. Le pou, en se nourrissant de la peau morte de la cornée, permettait de retrouver la vue. Peut-être aurions-nous tous grand besoin à notre tour d’un pou pour venir à bout de notre aveuglement et prendre ainsi la juste mesure de la lumière resplendissante qui jaillit de ce Grand Nord.