La fraise

De la Nouvelle-France jusqu’au port de Saint-Malo, Jacques Cartier ramena des Naturels, comme furent appelés les premiers habitants du pays. Ils moururent. Du Canada, il rapporta aussi, semble-t-il, des plants de fraisiers. On en prit soin. Ils survécurent. Toutes les variétés de fraises, hormis celles des bois, sont issues de plants des Amériques.

Mais qu’est-ce qu’une fraise ? Pour les amateurs dont je suis, quand la fraise a le goût de la fraise, la vie a celui du bonheur.

De toutes les confitures commercialisées, celles à la saveur de fraise se vendent le mieux. Je dis « saveur de fraise » parce qu’allez donc savoir quelle part de fruits véritables contient pareille gelée sucrée. L’industrie agro-alimentaire a savamment développé des repères. Les arômes sont décuplés par des exhausteurs de goût, des solvants ou d’autres produits. Devant une odeur que l’on attribue à la fraise, nous réagissons en chiens de Pavlov. Les caractéristiques synthétisées par l’industrie nous ont dressés afin que nous les associions à l’idée que nous nous en faisons. À l’injonction d’une forme, d’une couleur, d’une odeur, nous répondons en bavant : ceci est une fraise.

Quand j’ai vu, la semaine dernière, la fraise du Dr Julien se pointer dans l’actualité sans que, pour une fois, elle soit étalée comme une couche de bons sentiments sucrés, je me suis dit qu’on allait enfin se questionner sur ce qu’on nous fait avaler depuis tant d’années à son sujet.

Pensez donc : un homme réputé bon se voit soudain critiqué par son personnel au point de susciter des démissions. Une quinzaine d’employés et d’administrateurs l’ont quitté en claquant la porte. Le tout a donné lieu à des témoignages à charge plutôt troublants, recueillis et publiés par l’irremplaçable Isabelle Hachey. Après avoir nié avec véhémence sa responsabilité, Gilles Julien a fini par présenter ses excuses à ses « employés présents et passés, bénévoles, partenaires et donateurs », mais sans aller jusqu’à reconnaître des gestes d’intimidation ou de harcèlement psychologique à leur égard.

Dans l’étalage des déceptions consécutif à ces révélations, on continue de considérer le Dr Julien essentiellement en fonction de sa personnalité charismatique plutôt que pour ce qu’il me semble avoir toujours été : un puissant révélateur d’un malaise social. Le discours du Dr Julien révèle et reflète en effet cette tendance à croire que le progrès social est désormais une coquille de noix dont il ne convient plus d’espérer, sinon à travers quelques coups d’épée d’individus isolés qu’on nous présente comme de preux chevaliers. Au milieu d’une panne généralisée des grandes espérances politiques, les nouveaux agents de circulation des idées semblent avoir convenus qu’il vaut mieux que chacun accepte le monde tel qu’il est.

Tandis que les gouvernements successifs sabraient à bras raccourcis les programmes sociaux, le bon Dr Julien restait bienveillant. Les bouchers de l’État ne souhaitaient plus soutenir l’universalité, mais une initiative privée comme la sienne était en quelque sorte priée de le masquer. Le Dr Julien pouvait donc demeurer confiant et annoncer à répétition « de bonnes nouvelles » pour son organisme. La vertu qui lui était accordée ne cessait ainsi de servir les intérêts de ceux qui s’employaient à la souligner.

Mais le Dr Julien, s’il avait été le moindrement conséquent avec ses prétentions d’aider la société, aurait très vivement dénoncé toute cette boucherie présentée comme de la « réingénierie sociale ». Or ce fut le contraire qui se produisit. Encore en janvier 2018, dans un de ses nombreux billets relayés dans La Presse, Gilles Julien continuait de parler d’un « État providence au trop plein pouvoir », tout en continuant de se nourrir de sa dépouille.

En matière d’équité sociale, le Dr Julien plaide pour un statu quo maquillé de voeux pieux. Alors que les disparités ne cessent de croître, l’instauration de modalités pour assurer une meilleure redistribution des avantages sociaux n’est pas son affaire, dit-il. Le 30 décembre 2015, il écrit : « ce serait subversif et pas très amical de ma part ». Pourquoi critiquerait-il les structures économiques et sociales ? Voyez-vous, poursuit-il, « j’estime trop mes amis pour me lancer dans cette aventure ». D’ailleurs, « on peut penser que nos amis privilégiés s’impliquent dans un changement majeur ». Mais peut-on sérieusement penser que ses « amis privilégiés » arriveront soudain, comme par enchantement, « à se rapprocher des autres de différentes façons pour non seulement influencer la santé de chaque individu mais aussi celle de la société tout entière » ?

Les âmes charitables qui doivent leur éclat aux projecteurs des médias et à la renommée que confère la richesse nous éblouissent. On en oublie alors la valeur inestimable du travail quotidien, souvent ingrat, de toutes ses âmes anonymes dont les actions bonnes auront toujours ce défaut d’être le fait du simple quotidien. Les enseignantes, exténuées, qui oeuvrent au milieu de quartiers défavorisés, les travailleurs sociaux oubliés des CLSC, les infirmières et les médecins dévoués qui défendent le système de santé, les acteurs des groupes communautaires, payés avec des piécettes des fonds des tiroirs de l’État, toutes ces personnes, dont le souci des autres repose sur l’action régulière et constante, sur la volonté d’agir pour la société, sont en quelque sorte comme ces fraises que j’aime : ils rendent la vie bonne. Cela sera toujours difficile à accepter pour ceux et celles qui ont les deux mains dans les pots de confitures, fussent-elles artificielles.

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