Le moment de l’invisible

Pour son premier numéro de 2019, l’édition mexicaine du magazine Vogue présentait en couverture un portrait de Yalitza Aparicio, la protagoniste du film déjà culte d’Alfonso Cuarón Roma, qui retrace la vie de Cleo, une travailleuse domestique de Mexico, dans les années 1970. Aparicio, devenue la première femme autochtone nommée pour l’Oscar de la meilleure actrice, le dit sans détour : le cinéma, c’est un accident de parcours. Pour cette enseignante de 25 ans ayant, comme Cleo, travaillé comme nounou, cuisinière, femme de chambre, c’était une occasion de rembourser rapidement une dette d’études.

Aparicio confie ne jamais s’être sentie interpellée par le cinéma, puisqu’elle n’y voyait pas de filles et de femmes comme elle, sauf dans des rôles mineurs, silencieux. Roma, en revanche, braque les projecteurs sur les coulisses de la vie, sur « l’envers du travail », pour reprendre l’expression de la sociologue Rolande Pinard, qui intitule ainsi un ouvrage paru récemment. Et quelle tribune pour faire apparaître l’invisible : Hollywood et le monde entier ! C’est peut-être ce qui explique l’onde de choc provoquée par le film. Cette fiction, comme les oeuvres d’art n’émergent jamais dans un vide social, s’est fait le relais d’une lutte, celle-là bien réelle, qui prend racine dans les marges, et ne cesse de prendre de la vigueur.

Après avoir embrassé les mirages du féminisme de chambres de commerce, serions-nous à l’aube d’un « moment de l’invisible » dans la lutte pour l’égalité entre les sexes ? Il faut dire qu’à ce chapitre, on avait drôlement échappé le ballon. Comme l’expliquent Camille Robert et Louise Toupin dans un article paru dans À Babord !, la question du travail invisible a été délaissée lorsque les femmes ont intégré massivement le marché de l’emploi, dans les années 1980. On présumait que l’occupation des femmes hors du logis finirait bien par équilibrer les choses, et au vocabulaire du travail domestique s’est substitué celui de la conciliation travail-famille, qui gomme le caractère genré.

Pourtant, tout ce qui relève du soin, aux enfants ou aux personnes vulnérables, de l’entretien des lieux qu’on habite, de l’éducation des petits, on le sait, demeure l’affaire des femmes. Et si, soudain, ce travail invisible ne l’est plus, c’est parce qu’il y a crise. Trente années de néolibéralisme ont détruit les institutions qui soulageaient les femmes du fardeau domestique, et la précarisation générale de l’emploi à l’échelle mondiale ne cesse d’aggraver le problème.

L’Organisation internationale du travail (OIT) évalue qu’en 2018, 61 % de la population mondiale occupait un emploi informel, c’est-à-dire un emploi échappant à toute protection sociale, et cette proportion tend à croître. Le travail domestique représente une part importante du secteur informel, tant dans les sociétés riches que dans celles en voie de développement, et, sans surprise, on y retrouve surtout des femmes. En combinant cela avec la crise des institutions du « care » au Nord, on a créé la tempête parfaite. Dans les économies développées, le recours au travail domestique est (re)devenu essentiel à l’autonomie des femmes, qui trouvent au Sud des travailleuses à employer, lesquelles ne bénéficient d’aucune protection contre l’exploitation. Or cette « chaîne globale du soin » prend une importance telle qu’on peut sans doute parler du care comme d’une ressource extraite au Sud, au même titre que le minerai ou, à l’ère de « l’économie du savoir », l’expertise. Mais travaille-t-on vraiment à l’égalité en ne faisant que sous-traiter le travail invisible, sans le partager ni même le reconnaître ?

Emilie Nicolas le remarquait jeudi dans ces pages : facile, pour monsieur et madame Tout-le-Monde, d’ignorer celles qui se trouvent tout au bout de cette chaîne du soin. Pourtant, cette question est centrale à la condition féminine, c’est le berceau de la division sexuelle du travail. En ce sens, politiser son inscription dans l’économie peut créer un pont entre les marges et le centre. Ce n’est d’ailleurs pas qu’un enjeu féministe, c’est beaucoup plus large que ça.

Dans un entretien accordé au journaliste Ezra Klein en 2017, Ai-jen Poo, la directrice de la National Domestic Workers Alliance, aux États-Unis, soulignait qu’on situe les « emplois d’avenir » dans le secteur des technologies, sans jamais dire qu’en fait, c’est surtout le travail lié au soin d’autrui qui survivra aux transformations prochaines de l’emploi. Ce travail ne peut pas être avalé par le « progrès », puisque les sociétés capitalistes en dépendent absolument : c’est celui qui rend tous les autres possibles. Et à l’heure de l’effondrement climatique, comment faire reposer l’emploi sur la croissance économique infinie ? Ne faut-il pas plutôt investir les formes de liens sociaux, et de travail, qui allient solidarité et frugalité ?

On touche là au potentiel révolutionnaire de ce « moment de l’invisible ». Il impose un changement radical de perspective : qu’arrive-t-il si l’on appréhende le monde du point de vue de la reproduction de la vie humaine ?

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