Michael Jackson et les autres…

Si quelqu’un entretenait encore des doutes sur la pédophilie de Michael Jackson, il vivait sur la planète Mars. Sauf qu’il fallait à l’industrie (certains fans le défendent encore bec et ongles) des preuves carabinées pour s’incliner devant l’évidence. Le roi de la pop, disparu il y a dix ans, avait été acquitté en 2005 d’agression sexuelle sur une personne mineure. Reste que la sombre réalité du scintillant Peter Pan filtrait dans les témoignages en coulisses.

Mais comment se fermer les yeux depuis que le documentaire Leaving Neverland du Britannique Dan Reed a été diffusé dimanche et lundi à HBO et que les langues des deux anciennes petites victimes de viols se sont déliées également au talk-show d’Oprah Winfrey ? Des allégations très graves, véridiques, on le comprend, et réfutées par le clan Jackson, qui lance une poursuite, en bris de mémoire d’icône.

Michael Jackson, c’est un fonds de commerce : des albums en vente, des chansons qui jouent à la radio, des imitateurs qui se déguisent à sa manière, chantent Beat It et refont son pas de moonwalk, le spectacle hommage du Cirque du Soleil à Las Vegas, de nombreux ayants droit, souvent innocents de crimes, touchant des dividendes.

Depuis que certaines radios québécoises ont banni ses chansons de leurs ondes dans la foulée du documentaire accablant de HBO, des réactions contradictoires, des malaises se font jour.

 

On peut bien blâmer les parents des garçons abandonnés jadis aux griffes de Jackson, le star-système enfantant des dieux intouchables, comme on peut mettre les déviances de la vedette déséquilibrée sur le dos de sa propre enfance volée, sans l’excuser pour autant, tant son comportement dégoûte. Oui, mais…


 

Que faire avec les oeuvres des artistes déchus ? Les pilonner ? Facile à dire. Chaque fois qu’une vedette de la musique pop, comme du répertoire classique, du cinéma, de la télé, de la littérature ou de la peinture, se fait prendre les culottes baissées, morte ou vive, en position de viol ou de harcèlement, la même question refait surface.

La grande erreur de nos sociétés consiste à gérer chaque scandale cas par cas. L’émotion, l’indignation, légitimes souvent, occupent les esprits qui veulent lyncher l’agresseur. Depuis l’avènement du mouvement #MeToo, les dénonciations se multiplient et libèrent heureusement la parole. Plusieurs têtes tombent, d’autres rouleront bientôt. Isoler le cas Jackson de tous les autres, c’est retourner à la case départ, sans chercher de modus operandi pour manoeuvrer dans cette purée de pois.

Par-delà les errances (et crimes) d’un créateur, son héritage s’inscrit dans l’histoire de l’art. Les performances de Michael Jackson sur scène et sur vidéo ont marqué la dernière partie du XXe siècle, ses chansons aussi. Si on creusait dans le passé des Rolling Stones, ils tomberaient de leur socle, comme bien des artistes sex, drug and rock’n’roll des décennies 1960, 1970 et 1980, coupables d’excès souvent criminels.

Le peintre Pablo Picasso était un macho fini, l’écrivain Louis-Ferdinand Céline un antisémite infâme, le poète François Villon un gibier de potence, tout comme Jean Genet 500 ans après lui. Ils trônent au Panthéon des arts et lettres, géants par l’art, sinon par les actes. Sacrifier leurs oeuvres phares serait appauvrir l’humanité, méconnaître des pans d’histoire et voiler les zones d’influence sur des créateurs du futur.

Doit-on effacer des photos d’époque les visages des artistes proscrits, comme l’ancienne Union soviétique s’y appliquait pour ses dignitaires déchus ? Faut-il s’offrir une mémoire culturelle pleine de trous ?

Où situer les films de Woody Allen, Roman Polanski et Claude Jutra dans la trajectoire cinéphilique ? Faut-il mettre à l’index les productions oscarisées d’Harvey Weinstein ? Doit-on pilonner les enregistrements de l’Orchestre symphonique de Montréal sous la direction de Charles Dutoit ? Tous ces hommes se voient visés, parfois outre-tombe (et alors, sans possibilité de défense), par des allégations de harcèlement ou de sévices sexuels, pédophiles ou autres.

Pas question de leur chercher plus d’excuses qu’à des curés — certains d’entre eux répondront d’ailleurs de leurs actes devant la justice. Mais on doit débattre collectivement du traitement à réserver aux oeuvres. Pour l’heure, les positions adoptées varient comme girouettes au gré de la sympathie inspirée par un auteur et de la gravité des crimes allégués.

Des personnes peuvent choisir de barrer de leur vie des disques, des films, des livres d’artistes jugés infréquentables, mais les institutions, petites et grandes — des musées aux stations de radio —, ont de leur côté des responsabilités collectives. Bannir les oeuvres signifie pour elles ouvrir la porte au révisionnisme culturel. Et est-ce vraiment là le but ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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