La zone grise

L’histoire est un procès toujours recommencé où la thèse de votre expert pourra toujours être contredite par un expert de l’autre partie. Des récits s’opposent, le plus solide l’emporte, mais pas toujours, et nous appelons vérité le compromis qui en résulte.

Près de cinquante ans après les faits, je ne croyais jamais voir porter en appel la cause d’octobre 1970. Voici pourtant The Making of the October Crisis, de M. D’Arcy Jenish (Doubleday Canada, 2018), avec son éloquent sous-titre : Canada’s Long Nightmare of Terrorism at the Hands of the FLQ.

Je traduis un extrait du texte imprimé sur le rabat de la jaquette : « Le passage du temps devrait avoir approfondi et clarifié notre compréhension de ces importants événements. Mais cela ne s’est pas produit, malgré tout ce qui s’est écrit. Jusqu’à maintenant. »

« Making » peut se traduire par « fabrication ». Mais Jenish ne prétend nullement que la pire crise politique de l’histoire du Canada a été le résultat d’une quelconque fabrication (au sens de machination). L’Octobre qu’il nous présente n’est que l’aboutissement logique des sept ans de malheur qui l’ont précédé, une période notoirement turbulente, marquée, au Québec, par une vague après l’autre de jeunes terroristes déterminés et armés jusqu’aux dents que l’auteur comparait dans une récente entrevue (à La Presse +) aux suicidaires guerriers du groupe État islamique.

La comparaison peut choquer un séparatiste québécois, ou même seulement quelqu’un d’assez intelligent pour comprendre qu’il y a une différence entre placer une bombe dans un édifice avant de décrocher le téléphone pour prévenir les autorités et foncer dans une foule au volant d’un camion. Mais elle est sans doute juste dans la mesure où elle peut nous renseigner sur la peur que le FLQ parvint à inspirer à nos compatriotes anglophones. Nul doute qu’ils regardèrent ces jeunes gens brouillons (n’en déplaise à Jenish) et leurs bavures menacer l’ordre établi avec le même soupçon d’épouvante qui m’habite quand je vois mitrailler de sang-froid, au nom du djihad, une terrasse de café parisien.

De l’éclatement des premières bombes jusqu’à l’exil cubain des uns et aux procès des autres, le livre de Jenish offre un survol richement documenté de cette parenthèse terroriste de l’histoire du Québec. S’il n’y ajoute rien de nouveau ni de particulièrement éclairant, l’ouvrage est traversé par un récit solide et partial montrant l’affrontement implacable de deux camps : d’un côté, les vaincus, égarés fanatisés d’un FLQ bien structuré et jusqu’au-boutiste ; de l’autre, les vainqueurs, héros de l’antiterrorisme et autres désamorceurs de bombes tels que le sergent-détective Robert Côté, principal informateur de l’auteur, dont la tendance à privilégier le point de vue policier est parfaitement assumée.

Ce que le lecteur ne trouvera pas dans ce livre, c’est le clair-obscur, cette espèce d’ambiguïté qui est la véritable réalité dans laquelle baignent la plupart des existences humaines, et qui caractérise, entre autres, une certaine zone grise au sein de laquelle, remarquait le commissaire Jacques Keable en 1980 (cité de mémoire), « des individus se voient attribuer un numéro de source et peuvent être amenés à commettre des actes criminels ».

Lorsque Jenish nous informe de la fondation, à l’été 1964, de l’Armée révolutionnaire du Québec par François Schirm et deux anciens membres des Forces armées canadiennes, et de la création d’un camp d’entraînement à Saint-Boniface, le champ de son investigation ne lui permet pas de savoir qu’un de ces hommes, Gilles Turcot, du Royal 22e, allait jouer, quatre ans plus tard, au vu et au su de la police, un rôle instrumental assez typique dans un transfert de dynamite supervisé par la GRC pour piéger un chef du FLQ. Jamais inquiété, Turcot prétendrait, des années plus tard, n’avoir jamais quitté les rangs de l’armée ! Quand on lit ensuite, sous la plume de l’historien militaire Sean Maloney, que l’armée canadienne, à cette époque, avait réussi à placer une taupe (« deep cover agent ») dans le FLQ, et qu’il s’agissait d’un jeune soldat du Royal 22e, c’est sans doute seulement un hasard…

Que l’attentat le plus meurtrier de l’histoire du FLQ (le vol de l’armurerie de la rue De Bleury, deux morts) ait été commis sous la surveillance plus ou moins distante du renseignement militaire, voilà qui ne pouvait qu’échapper au cadre bien lisse du récit concocté par Jenish. On pense à une petite phrase d’Alberto Franceschini, membre fondateur des Brigades rouges, en Italie : « On nous a combattus quand c’était utile de nous combattre, on nous a laissés faire quand c’était utile de nous laisser nous développer. »

C’est ainsi qu’a été fabriquée la crise d’Octobre. Cela dit, l’histoire de bons et de méchants que nous ressert Jenish a encore de beaux jours devant elle sur Wikipédia. On s’en reparlera dans cinquante ans.

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