Besoin de classique

La mort de Claude Gingras, en décembre 2018, a marqué la fin d’une époque. Pendant des décennies, jusqu’à sa retraite en 2015, le journaliste de La Presse incarnait la critique musicale haut de gamme. La musique classique, dans les journaux québécois, c’était d’abord lui. Exigeant jusqu’au purisme et souvent grincheux, Gingras, dans des textes au style limpide et tranchant, voire sec, donnait à la grande musique une voix avisée dans l’espace public.

La Presse ne l’a pas officiellement remplacé et n’a donc plus de critique de musique classique attitré. Aujourd’hui, dans l’univers médiatique québécois, hormis les sites spécialisés, il ne reste qu’un seul vrai critique du genre. Il s’agit de l’excellent Christophe Huss, du Devoir, un remarquable puits de science musicale, fin connaisseur de la tradition et styliste raffiné. Le Devoir peut évidemment s’enorgueillir de compter un tel collaborateur dans ses rangs.

Toutefois, le fait qu’il soit le seul vrai critique spécialisé en la matière dans les grands médias québécois témoigne d’inquiétante façon du recul de la place accordée à la musique classique dans notre société. Serions-nous devenus incapables d’apprécier la grande musique ? Quand Céline Dion et le rap ne laissent presque plus de place à Bach et à Chopin dans la presse, peut-on vraiment parler de progrès culturel ?

Il y a de la bonne musique pop et de la grande chanson française. Le classique, pour autant, reste dans une classe à part, pour des raisons de profondeur, de tradition et de richesse artistique. En entrevue, les artistes pop sont rarement transcendants. Cela s’explique. Leur art, par essence, a quelque chose de foncièrement idiosyncrasique qui les cantonne dans l’univers de la subjectivité quotidienne.

En revanche, les artistes du classique s’inscrivent obligatoirement dans la grande tradition. Quand Marc-André Hamelin joue Beethoven ou en parle, son intériorité d’interprète entre en dialogue avec un monde culturel d’une prodigieuse richesse qui le tire vers le haut. Le classique, c’est sa force, n’est pas que beau ; il force à une sortie de soi pour aller vers la grandeur afin d’ennoblir notre intériorité.

La mitraillette de Gould

 

Critique expérimenté de musique rock et pop au Toronto Star, le septuagénaire Peter Goddard, après des livres sur Springsteen, les Stones et Sinatra, tâte de la musique classique dans Gould le magnifique (Varia, 2018, 256 pages). Pour un amateur de rock, le célèbre pianiste canadien est un personnage en or puisqu’il s’est comporté comme un rockeur vedette sa vie durant, grâce à son sens de la théâtralité et à son « habileté à jouer avec la célébrité ». Goddard le traite comme tel dans ce portrait vif et sensible, mais par moments décousu.

J’ai déjà vu son nom associé au mot et je comprends pourquoi, bien que je sois certain que Gould lui-même ne s’y reconnaîtrait pas. Comment décrire autrement un brillant ermite à la chevelure hirsute qui adorait conduire de grosses voitures américaines rutilantes au coeur de ses nuits d’insomnie, les poches bourrées de stimulants et de calmants, tandis qu’à la radio passaient des chansons tristes ? 

La vie de Glenn Gould (1932-1982) est épique. Destiné au génie par sa mère pianiste dès sa conception, l’enfant a l’oreille absolue et devient un soliste de concert à 13 ans. Son enregistrement des Variations Goldberg de Bach, en 1955, le transforme en vedette internationale. Le virtuose a du style : il joue sur une chaise de bois trop basse, fabriquée par son père, qui lui place le nez à la hauteur du clavier, il fredonne en jouant les maîtres et, surtout, il use, écrit Goddard, d’une « technique mitraillette » époustouflante.

La première interprétation des Goldberg que j’ai entendue, à 20 ans, était la sienne. J’ai toujours eu de la difficulté, ensuite, à en apprécier vraiment une autre, même si j’aime bien la version du pianiste québécois David Jalbert. Celle de Gould fait 38 minutes et celle de Jalbert, le double ! Ça donne une idée des jeux de tempo (il accélérait Bach, mais ralentissait Brahms) auxquels aimait se livrer Gould, pour le meilleur et pour le pire.

La vraie grandeur

 

Si j’aime son jeu dans les Goldberg, sa main gauche, en revanche, me stresse dans le Prélude de la Suite anglaise no 2 du même Bach, que je préfère, de loin, dans l’interprétation de l’Américain Murray Perahia. La richesse de la musique classique est là : dans l’histoire, dans les comparaisons, dans les nuances qu’elle permet d’évoquer et que les critiques savants, comme Gingras et Huss, nous aident à comprendre.

Goddard parle, évidemment, des multiples lubies de Gould, de ses douleurs chroniques, de sa consommation frénétique de médicaments et de sa passion pour les animaux. On comprend toutefois, grâce à cet essai, que c’est dans son rapport à la musique classique que le génie canadien trouve sa vraie grandeur. Avec Gould, Bach n’est jamais loin. L’art transcende l’artiste. Quand le pianiste français Alexandre Tharaud raconte sa vie de soliste dans Montrez-moi vos mains (Points, 2018), on comprend aussi qu’il voyage avec Ravel et Rachmaninov, son « dieu », dit-il. Ça donne du champ.

Dans la presse québécoise, Le Devoir, grâce à Christophe Huss, reste le seul gardien expert de ce monde précieux.

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