Sans justice, pas de paix
On s’est beaucoup préoccupé cette semaine du sort des Canadiens empêchés de rentrer au bercail par les manifestations en Haïti. Pendant ce temps, une petite famille faisait malgré elle le chemin inverse et atterrissait à Port-au-Prince en plein coeur de la crise politique qui secoue le pays.
Stéphany, 11 ans, et son père Emanes comptent parmi les derniers demandeurs d’asile expulsés de Montréal avant le moratoire sur les expulsions instauré vendredi. Arrivés en Haïti mercredi dernier, ils n’ont d’abord eu d’autre choix que de dormir au commissariat de police, avant d’être accueillis chez des amis. Avec les bouleversements dans la capitale, l’accès à l’eau potable et à la nourriture a été difficile. Frantz André, un organisateur communautaire qui assiste les demandeurs, me raconte que la jeune Stéphany est déjà malade, à peine quelques jours après son expulsion.
On pourrait penser que les choses reviendront à la normale pour cette famille expulsée et pour le pays, alors que les manifestations se font plus calmes et que les écoles et les commerces rouvrent leurs portes peu à peu. Mais il serait naïf de croire que la crise politique en Haïti est ainsi terminée.
Au recensement de 2012, plus de six millions d’Haïtiens (59 % de la population) vivaient sous le seuil de la pauvreté fixé à 2,41 $ par jour, et plus de 2,5 millions d’entre eux (24 %) vivaient sous le seuil de l’extrême pauvreté, soit avec moins de 1,23 $ par jour.
Essentiellement, le peuple a faim. Très faim. Et les taux d’inflation et de chômage catastrophiques ne font qu’accroître la difficulté d’accès aux denrées de base.
Haïti est aussi l’un des pays du monde où les écarts de richesse sont les plus vertigineux, et la corruption y est depuis longtemps documentée comme un problème endémique. Depuis l’été dernier, le fonds Petrocaribe mobilise une révolte populaire : 3,8 milliards de dollars prêtés par le Venezuela pour financer des projets sociaux ont été dilapidés par une partie des élites haïtiennes, y compris par plusieurs élus et proches de la formation politique au pouvoir. Mais cette affaire n’est au fond que le dernier d’une longue liste de scandales de détournements de fonds par des ONG, des entreprises et des politiciens locaux et étrangers, qui alimentent un conflit social aux racines profondes.
Pendant ce temps, le « Core Group » de puissances internationales impliquées en Haïti, dont le Canada, reproche aux manifestants de manquer de respect envers les institutions démocratiques et d’alimenter un problème sécuritaire. L’analyse de fond demeure au second plan. On oublie, comme le disait Martin Luther King Jr., que la véritable paix ne tient pas qu’à l’absence de tensions. Elle requiert impérativement la présence de justice.
La Police nationale d’Haïti — qui collabore étroitement avec la Gendarmerie royale du Canada — peut bien mater des manifestations. Tant que la majorité sera tenaillée par la faim et que les élites du pays comme les puissances internationales se préoccuperont plus de leurs propres sécurité et prospérité que des besoins de base de la population, il ne saurait y avoir de fin de crise. On pourra seulement être témoins de quelques accalmies entre les inévitables tempêtes de colère légitime.
Dans les circonstances, on ne peut rester passifs devant la fermeture des frontières ici, au Canada. Depuis l’été 2017, quand l’arrivée de demandeurs d’asile à Lacolle est devenue un dossier chaud de l’actualité québécoise, la proportion de familles haïtiennes acceptées diminue chaque année, et la liste des entorses à leurs droits ne cesse de s’allonger.
L’accès aux avocats compétents est difficile, des enfants sont séparés de leurs parents, des demandeurs d’asile sont maintenus en détention sans motif apparent et on expulse des gens à la hâte sans que les recours possibles aient été épuisés. « Notre système d’évaluation du statut de réfugié est complètement arbitraire, déplore M. André. Les avocats devinent souvent l’avenir d’une personne simplement en constatant quels commissaires à l’immigration ont été choisis pour juger d’un dossier. »
Emanes et Stéphany, qui demeuraient au Québec depuis trois ans, auraient peut-être eu un autre destin s’ils étaient tombés sur un commissaire un peu plus clément. Ils auraient peut-être au moins obtenu que la jeune fille puisse terminer son année scolaire avant de quitter Montréal.
Avant son départ forcé pour Haïti, Stéphany a confié à l’une de ses enseignantes qu’elle allait continuer à se concentrer sur ses études jusqu’à ce qu’elle puisse faire elle-même une demande, à 18 ans, pour revenir au Québec. Espérons qu’avant d’en arriver là une mobilisation de la société civile, à partir de Montréal, poussera le Canada à traiter ces réfugiés avec un peu plus d’humanité.
Souhaitons aussi qu’on ait osé regarder de front, ici comme là-bas, la crise sociale, économique et politique qui menace le peuple haïtien. Car on ne pourra jamais sortir de l’impasse avec de simples appels au calme et des interventions policières.