(Re)bâtir la confiance

En les écoutant à Tout le monde en parle, je me disais que la ministre Sonia LeBel et les députées Véronique Hivon, Hélène David et Christine Labrie, qui ont entamé une réflexion sur le traitement judiciaire des violences sexuelles, illustrent parfaitement l’influence que peuvent avoir les femmes sur la politique.

Dimanche, les quatre élues ont uni leurs voix pour affirmer qu’une crise de confiance mine les institutions judiciaires, que cette crise est grave et qu’il faut la résoudre. Si un seul consensus s’est dégagé du mouvement #MoiAussi, c’est cela. Ainsi, on envisage la création d’un tribunal spécialisé pour les violences sexuelles et conjugales. C’est d’abord Véronique Hivon qui, en mars dernier, avait lancé l’idée, soulignant alors l’importance de mener ce projet de façon transpartisane — comme avec l’aide médicale à mourir. D’ailleurs, s’il y en a une qui peut se vanter de « faire de la politique autrement », comme plusieurs sont si prompts à le faire, c’est bien Véronique Hivon. Mais bon, c’est un autre sujet. Toujours est-il que la ministre LeBel a pris la balle au bond : non seulement réfléchira-t-on à la création d’un tribunal spécialisé, mais on veillera aussi à l’amélioration de la prévention et de l’accompagnement des victimes, et on explorera les voies autres que celle de la justice pénale.

On ne peut que saluer cette initiative. Je me suis tout de même demandé comment il se fait qu’il ait fallu attendre aussi longtemps pour que ces questions en viennent à préoccuper suffisamment la population pour forcer la législature à réagir. Après tout, la littérature savante en droit pénal regorge de réflexions riches et innovantes sur le traitement judiciaire des violences sexuelles. Les groupes militants et de soutien aux survivant(e)s portent aussi des revendications claires, et ce, depuis longtemps. Comment expliquer la perfusion aussi lente de ces réflexions dans le débat public ?

J’ai fait part de cette interrogation à Alana Klein, professeure à la Faculté de droit de l’Université McGill, dont les recherches portent notamment sur le droit pénal. Je voulais savoir si j’avais tort de percevoir cette difficulté, ce retard cumulé, même après #MoiAussi. Elle m’a d’abord dit accueillir avec enthousiasme la démarche des députées. Enfin, une reconnaissance sans équivoque de la méfiance qui érode la légitimité des institutions judiciaires. Quant au débat public, il évolue selon elle dans la bonne direction : « On commence à admettre que les bas taux de dénonciation et de condamnation dans les affaires d’agression sexuelle ne sont ni un signe ni une condition du traitement équitable des personnes accusées. »

Elle me faisait aussi remarquer qu’il s’agit d’une occasion de souligner l’étendue de la crise de confiance, qui s’étend bien au-delà des victimes de violences sexuelles. « Sans minimiser les problèmes rencontrés par ces victimes, soulignons que la méfiance s’étend à l’ensemble des personnes marginalisées, lorsqu’elles se tournent vers un système de justice si prompt à discréditer certaines catégories de personnes. » Et alors qu’on claironne la nécessité de « croire les victimes », on découvre aussi un problème fondamental de notre système de justice : « Lorsqu’on répète qu’il faut croire les femmes, on ne veut pas dire que toutes les accusations doivent mener à une condamnation. On souligne plutôt la nécessité de ne pas douter systématiquement de ce qu’elles disent. Or, notre système exige qu’on suscite le doute. C’est embêtant ! » C’est aussi précisément l’écueil qu’il faut reconnaître avant d’élaborer toute réforme.

Cela me renvoie aussi à mon interrogation initiale : pourquoi, dans le débat public, peine-t-on autant à articuler cette impasse ? Klein m’a répondu par une intuition : « Je pense que notre système de justice, et surtout la justice pénale, occupe une place toute particulière dans l’imaginaire collectif. Ainsi, on évoquera par exemple la présomption d’innocence pour dire que tant qu’il n’y a pas eu de condamnation, il n’y a pas de responsabilité. Cela reflète notre vénération des tribunaux — l’idée que les tribunaux sont les gardiens de la vérité en ce monde. » Or, si nous avons évidemment besoin que les tribunaux conservent cette autorité, cela peut aussi devenir un moyen d’évacuer toute réflexion sociale sur la responsabilité, l’imputabilité, la justice… Une façon de ne pas voir que les tribunaux ne sont immunisés ni contre les préjugés ni contre les rapports de domination, ils en sont au contraire le reflet.

C’est peut-être ce qui explique pourquoi ces questions sont aussi délicates pour la législature. Comment en effet articuler une réforme qui saura régler un problème aussi enraciné dans les rapports sociaux, sans miner d’autant plus la légitimité des institutions judiciaires et de ceux qui les animent ? Voilà l’envergure du chantier qui s’ouvre. Mais à l’évidence, un premier pas a été franchi dans la bonne direction.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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