Ces nombres qui nous gouvernent

Rendant compte de « La dictature des chiffres » dans Le Devoir du 4 janvier dernier, la journaliste Isabelle Paré observe que « les chiffres semblent avoir le dernier mot sur tout, reléguant aux oubliettes ce qui ne saurait se mesurer, se calculer ». La société est désormais appréhendée comme un ensemble de choses mesurables. On postule que « ce qui ne peut être mesuré ne peut être géré ». Mais cet impérialisme du chiffre et du calcul a un prix. Celui du recul démocratique.

Dans son livre La gouvernance par les nombres publié en 2015, le juriste français Alain Supiot développe la thèse selon laquelle « la Loi, la démocratie, l’État, et tous les cadres juridiques auxquels nous continuons de nous référer, sont bousculés par la résurgence du vieux rêve occidental d’une harmonie fondée sur le calcul. Réactivé d’abord par le taylorisme et la planification soviétique, ce projet scientiste prend aujourd’hui la forme d’une gouvernance par les nombres, qui se déploie sous l’égide de la “globalisation” ». Par exemple, l’économie dite « de partage » fondée sur les plateformes en ligne constitue l’une des matérialisations des croyances à l’égard des vertus du calcul. Nul besoin d’un « intermédiaire » qui viendrait policer les rapports entre dominants et dominés : les individus connectés, « entrepreneurs », sont en mesure de répondre en temps réel à la demande et même de recevoir une évaluation chiffrée de leurs performances !

Le chiffre plus légitime que la loi

 

La légitimité des processus démocratiques est tributaire des calculs de ceux qui établissent des cotes de crédit. Cela peut aller jusqu’à subordonner le respect des droits fondamentaux, comme les services en français en Ontario et au Nouveau-Brunswick, aux « impératifs » budgétaires.

Même la légitimité de la loi est tributaire d’une démonstration établissant qu’elle vient pallier une déficience du marché. Le marché, lorsqu’il fonctionne correctement, est censé produire des équilibres optimaux. Pour certains, la loi n’est légitime que si elle corrige une carence « démontrable » du « marché ». Il y a là une inversion de la hiérarchie des valeurs qui a notamment permis, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de proclamer des principes sacrés comme les droits de la personne.

Dans cet univers où tout ce qui compte est ce qui se calcule, on en vient à croire qu’on peut se passer du jugement. Les chiffres permettent de remplacer ceux qui ont la connaissance pour juger par n’importe qui sachant lire les chiffres. Dans son ouvrage The Tyranny of Metrics, Jerry Z. Muller explique que la notion même de responsabilité est pervertie. Dans son sens classique, la responsabilité implique l’obligation de répondre de ses actions ; elle est ramenée à un exercice dans lequel on démontre la réussite en brandissant des chiffres. Or, Muller rappelle que la transparence des chiffres n’induit pas en elle-même la responsabilité. Au contraire, habituellement, on mesure ce qui est facile à mesurer. Ce qui n’est pas quantifiable est ignoré. On calcule le temps moyen consacré à un « cas », mais rarement celui qui est effectivement nécessaire pour tenir compte des caractéristiques des individus qui font en sorte qu’un médecin ou un enseignant doit passer beaucoup de temps… avec des élèves ou des patients atypiques ou laissés pour compte…

Supiot explique que « […] depuis les années 1980, le scientisme a ressurgi avec la foi ultralibérale en un monde global régi par les lois immanentes de l’économie et peuplé de particules contractantes mues par le calcul de leurs utilités individuelles ». Avec les possibilités de calculer en temps réel les besoins et la disponibilité de ceux qui peuvent y répondre, on en vient à se dire que les lois qui encadrent la prestation de travail n’ont plus leur raison d’être. Chacun peut devenir un « entrepreneur » capable en quelques clics de négocier les capacités inutilisées de son véhicule en livrant des repas préparés ou en covoiturant des inconnus. La normativité qui prévaut dans un tel contexte est celle qui est commandée par les outils algorithmiques capables de calculer en instantané les performances des uns et de déclasser les autres. Aux humains de s’adapter !

Ce qui ne se compte pas ne compte pas

 

Cette gouvernance par les nombres s’inscrit dans « une organisation tablant sur l’ajustement spontané des calculs d’utilités individuelles. » Supiot explique que, dans un tel mode de gouvernance, l’humain est perçu comme « une unité de calcul programmable et capable de rétroaction ». Il n’est pas étonnant que les individus traités comme des unités de calcul n’aient d’autre issue « que la maladie mentale ou la fraude ». Une autre parade est celle de jouer le jeu et de prioriser ce qui est chiffrable. Les collèges se focalisent sur le taux de diplomation, les universités sur le nombre de publications produites par les chercheurs plutôt que sur l’encadrement des étudiants. Car l’incalculable, lui, ne compte pas !

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