Vert d’oreille
Je vis très mal avec le terrible jeu de mots que constitue ce titre, mais il résume si bien ce que je nous souhaite pour l’année à venir que je n’ai pas pu m’en empêcher. Promis, je n’en ferai pas une habitude. Au dernier jour de l’année, Alexandria Ocasio-Cortez, la plus jeune élue au Congrès américain, figure emblématique de la nouvelle gauche dont l’image rayonne déjà à l’international — à un point tel que cette présentation paraît superflue —, déplorait sur Twitter la faiblesse de l’initiative proposée par son parti pour affronter la crise climatique. Il y a quelques semaines, elle se joignait à un groupe de militants, le Sunrise Movement, qui réclame la mise en oeuvre d’un « Green New Deal », un plan économique qui, dans un même geste, réduirait les inégalités sociales tout en finançant les industries vertes. On exige aussi que l’industrie des hydrocarbures soit tenue à l’écart de l’élaboration des politiques environnementales. Une évidence pour quiconque veut propulser la transition écologique. Cette demande, pourtant élémentaire, tout comme la planification immédiate d’un Green New Deal, a été balayée du revers de la main par la porte-parole de la majorité démocrate, Nancy Pelosi, qui les jugeait trop radicales et controversées. Ocasio-Cortez a rétorqué que « s’il est radical de proposer une solution proportionnelle à l’ampleur du problème, qu’il en soit ainsi ».
La formule mérite d’être conservée, car il est de plus en plus évident que tout remède à la crise climatique devra comporter, oui, un élément de radicalité. On entend ici « radical » dans son sens propre, évitant son détournement à la mode, qui renvoie à la déraison, au dogmatisme, voire à la violence. Il ne s’agit pas d’un excès de purisme ni d’une vision utopiste, mais d’une posture pragmatique : sans critique radicale de la crise environnementale, celle-ci apparaît nécessairement insoluble, puisqu’il est impossible d’en déterminer la source, le noeud originel. Les formes économiques qui misent sur la croissance infinie dans un monde fini sont insoutenables. Si l’économie a pour fonction première de répondre aux besoins des individus et des collectivités, elle se concentre aujourd’hui sur la création de valeur abstraite, en prétendant que ces deux propositions sont équivalentes pour assurer la prospérité et atteindre des objectifs de justice sociale. Cela révèle aussi l’interconnexion de la question sociale et environnementale, que les partisans du Green New Deal semblent avoir comprise. À force de répéter ce credo (qui n’est pas neuf), celui-ci aurait donc imprégné les esprits, comme un ver d’oreille. Un « vert » d’oreille. Voilà pour le titre. Vous pouvez envoyer vos plaintes au journal, je vous comprendrais.
Blague à part, l’idée ne fait pas son chemin qu’aux États-Unis. En décembre, au plus fort des mobilisations des gilets jaunes en France, l’économiste Yanis Varoufakis signait dans le Guardian une tribune où il constate la ruine du modèle européen néolibéral alors que les fractures économiques s’aggravent, que les flux migratoires accroissent la pression sur les collectivités nationales et qu’aucune réelle voie d’apaisement n’est envisagée. Prenant toutefois le contre-pied de l’euroscepticisme, il souligne que les institutions européennes pourraient être investies pour créer des outils suffisamment mordants pour financer un « Green New Deal », qui soulagerait la détresse sociale tout en offrant une solution de remplacement au capitalisme financiarisé écosuicidaire, sans augmenter le fardeau fiscal des citoyens dits ordinaires à bout, qui aujourd’hui prennent la rue. Le palier européen serait donc investi pour jeter du sable dans l’engrenage du marché et de la gouvernance néolibérale — ce qui est bien plus audacieux que la réforme pseudo-verte de la fiscalité européenne, peu menaçante pour la haute finance et les intérêts des grandes entreprises, déjà proposée par un Thomas Piketty en 2014.
Dans leur version tant américaine qu’européenne, les plans de type Green New Deal se posent aujourd’hui comme des propositions certes ambitieuses, qui devront encore être portées par une mobilisation soutenue, mais elles sont loin d’être marginales. Elles se présentent même dans un discours qui satisfait aux critères du pragmatisme, auxquels doivent semble-t-il correspondre toutes les propositions politiques prises au sérieux.
Quand, donc, une pareille réflexion sera-t-elle amorcée chez nous ? L’année 2018 aura été marquée par l’acquisition publique d’un pipeline et l’élection d’un gouvernement provincial qu’on peut qualifier sans gêne d’analphabète environnemental. Et pour seule initiative écologique d’envergure, une pétition appuyée par quelques vedettes se disant prêtes à modifier vaguement leurs habitudes de vie. Le chantier qui s’ouvre devant nous est immense, et nous avons du retard. En 2019, je nous souhaite (c’est un minimum) de trouver le courage de le rattraper.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.