Vie privée et ordis partagés

Dans l’acquittement de Thomas Reeves prononcé jeudi dernier, la Cour suprême a précisé la portée de la protection de la vie privée découlant de la Charte canadienne des droits et libertés garantissant à chacun la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives par des agents de l’État. À une époque où se multiplient les objets informatiques souvent utilisés par une pluralité d’individus, cette décision de la Cour vient fixer des balises rassurantes.

Des policiers ont découvert de la pornographie juvénile dans l’ordinateur que Reeves partageait avec sa conjointe. Celle-ci avait consenti à ce qu’un policier entre sans mandat dans le domicile et y prenne l’ordinateur. Accusé de possession de pornographie juvénile, Reeves prétendait que la police avait obtenu les éléments de preuve tendant à l’incriminer au moyen d’une perquisition abusive interdite par la Charte des droits.

La Cour lui a donné raison et a décidé que ces éléments de preuve devraient être écartés. Évidemment, la Cour convient d’entrée de jeu que les infractions de pornographie juvénile sont graves et que « le public a un intérêt considérable à ce qu’elles fassent l’objet d’enquêtes et de poursuites ». Mais lorsqu’il s’agit d’évaluer si une perquisition est abusive, il ne faut pas se demander si la personne visée a enfreint la loi, mais plutôt « si la police a outrepassé les limites du pouvoir de l’État ». En précisant les limites des pouvoirs policiers lorsqu’ils envisagent d’accéder au contenu d’un ordinateur partagé entre plusieurs personnes, la Cour a clarifié la portée du droit à la vie privée de tous les Canadiens à l’égard des ordinateurs personnels partagés.

L’attente raisonnable de vie privée

Dans cette affaire, il s’agissait de savoir si le policier pouvait s’autoriser du consentement de la conjointe de Reeves pour prendre l’ordinateur partagé situé dans leur domicile. Or, même s’il partageait l’appareil, Reeves avait une attente raisonnable quant au respect de sa vie privée à l’égard de ce qui lui appartenait dans cet ordinateur. Le consentement de sa conjointe n’a pas entraîné une renonciation à ses droits. Donc, la saisie de l’ordinateur sans mandat et la fouille de celui-ci sans mandat valide étaient abusives. Il en découle que les éléments de preuve de pornographie juvénile deviennent légalement inadmissibles devant le Tribunal, car cela est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

Il est bien établi qu’une fouille, une perquisition ou une saisie effectuée sans mandat est présumée avoir un caractère abusif ; c’est à la Couronne qu’il incombe d’en démontrer le caractère non abusif. La fouille, perquisition ou saisie ne sera pas abusive « si elle est autorisée par la loi, si la loi elle-même n’a rien d’abusif et si la fouille, la perquisition ou la saisie n’a pas été effectuée d’une manière abusive ».

La Cour explique que « les ordinateurs personnels contiennent des renseignements éminemment intimes ». Elle rappelle que les « ordinateurs contiennent souvent notre correspondance la plus intime. Ils renferment les détails de notre situation financière, médicale et personnelle. Ils révèlent même nos intérêts particuliers, préférences et propensions ». Ils servent de portails donnant accès à des renseignements stockés dans de nombreux emplacements différents. Ils « renferment des données qui sont générées automatiquement, souvent à l’insu de l’utilisateur ». De plus, les ordinateurs conservent des renseignements que l’utilisateur peut croire supprimés. La saisie d’un tel objet prive le citoyen de sa capacité de « contrôle à l’égard de renseignements de nature éminemment intime, notamment de la possibilité de les supprimer ».

La nécessité d’un mandat

Étant donné l’ampleur des enjeux, une autorisation judiciaire préalable est nécessaire avant de fouiller un ordinateur. Une telle exigence permet d’accroître la prévisibilité du travail des policiers et limiter les risques d’arbitraire. Pour la Cour, l’obligation imposée aux forces de police de détenir un mandat s’explique par la nécessité d’accorder une solide protection au droit à la vie privée à l’égard des données figurant dans un ordinateur personnel. En imposant aux forces de l’ordre le devoir d’obtenir une autorisation légale d’agir, on contribue à garantir le respect de droit à la vie privée de tous lors de l’usage d’ordinateurs personnels. Les saisies en vue de lutter contre des crimes comme la possession de matériel illégal ne sont pas interdites. Elles doivent toutefois être pratiquées sous la supervision d’un juge.

Les objets ayant des capacités de traiter des masses d’informations sont au coeur de notre quotidien. Baliser la capacité de l’État d’y accéder est plus essentiel que jamais. Les précisions de la Cour sur la portée des garanties de la vie privée délimitent les conditions dans lesquelles nous utilisons ces outils connectés.

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