S’enfoncer

Avec l’approche de Noël, le nouveau ministre du Travail, Jean Boulet, annonce que « le nouveau gouvernement du Québec » va investir — d’ici 2023 — près de 1,5 milliard de dollars « pour venir en aide aux personnes avec une contrainte sévère à l’emploi et pour lutter contre la pauvreté et l’exclusion ». Le ministre s’en est félicité par voie de communiqué.

Cette avancée supposée reprend exactement ce que le précédent gouvernement avait déjà annoncé il y a un an. À comparer le règlement des libéraux, publié le 11 juillet, avec celui des caquistes, adopté le 5 décembre, on est en effet frappé par les similitudes. Ou plutôt, pour dire juste, par le caractère identique des deux énoncés, article par article, ligne à ligne, virgule à virgule, point par point. En un mot, du mot à mot.

En matière de lutte contre la pauvreté, ce « nouveau gouvernement » fait donc sienne la position de ses prédécesseurs et expédie un communiqué, sans les nommer, pour s’en vanter. On repassera pour le prétendu élan de changement.

Une personne incapable d’occuper un emploi pour des raisons jugées « sévères » touche aujourd’hui 1035 $ par mois. À compter du 1er janvier 2019, elle recevra 72 $ de plus mensuellement, ce qui lui donnera désormais, pour survivre, l’équivalent de 276,75 $ par semaine, mais à condition que ses malheurs soient éprouvés depuis 66 mois au cours des 72 derniers. Pour parvenir à se loger, se nourrir et se vêtir avec si peu, cela force bien entendu à beaucoup de créativité.

Grâce à cette mesure libérale calquée par la CAQ, 84 000 Québécois parmi les 310 000 les plus pauvres vont, d’ici cinq ans, continuer de se river le nez au seuil de la pauvreté. Ces citoyens devraient en effet toucher d’ici là, à coups de 72 $ chaque mois, l’équivalent de 18 000 $ par année, soit l’équivalent de la mesure minimale du panier de consommation (MPC).

À moins de croire en l’aveuglement d’un millionnaire décomplexé capable, sans rougir, de donner des leçons sur l’art de se nourrir à très bas prix, il appert que ce règlement libéral que vient de faire sien la CAQ maintient dans une très grande pauvreté 226 000 citoyens parmi les plus pauvres. Ceux-là ne toucheront que 10 $ de plus par mois jusqu’en 2021, ce qui portera leurs revenus à 55 % du seuil pourtant jugé minimal. Cela sans parler des autres de ces 800 000 Québécois qui ont un revenu inférieur au seuil de la pauvreté et pour qui les conditions ne s’améliorent pas vraiment.

Ce n’est donc pas une politique qui invite à la rupture avec le cercle vicieux de la pauvreté qui est adoptée, mais la poursuite de visées qui se refusent à tout examen critique des raisons de la dépossession de la population.

En entrevue au Journal de Montréal, le premier ministre François Legault explique sans ciller qu’il veut « éviter ce qui se passe en France » avec les « gilets jaunes ». Quand on y regarde de près, il est vrai que la situation sur le fond n’est pas si différente : là-bas comme ici, les avantages fiscaux consentis aux plus puissants sont maintenus et étendus tandis qu’on traque les excès supposés des dépossédés que sont les pauvres, les travailleurs sans grande formation, les subalternes, les immigrants, les laissés pour compte.

Pour éviter « un clash social », selon les mots de François Legault, il suffit de voir à réduire les taxes et de mener une guerre à l’impôt. « On est les plus taxés en Amérique du Nord », répète-t-il. À guerroyer sur ce seul front, il laisse de côté les revendications salariales, la défense des conditions d’emploi et n’envisage pas, comme de raison, de lever même le petit doigt au sujet de la répartition des revenus entre salaires et profits. Pendant que l’État se voue ainsi à s’amputer de ses moyens, la dégradation générale des services et des infrastructures publics se poursuit.

Dans ce même entretien, François Legault résumait la colère des gilets jaunes en France à un ras-le-bol des régions qui, bien qu’elles trouvent l’environnement fort joli, ne supportent pas d’être taxées en matière de transport faute de pouvoir compter sur autre chose que leurs voitures. Si tout se résumait à cela, il faudrait en toute logique penser à vite développer des réseaux de transport en commun sur l’ensemble du territoire. Or, François Legault montre encore moins de volonté en ce sens que le président Macron. Il dit même, dans cette entrevue au Journal, vouloir se concentrer sur les seules « grandes villes qui ont des projets de transport en commun », comme à Québec, Montréal et Gatineau, tout en soulignant qu’il n’a pas du tout l’intention de taxer les véhicules les plus polluants. À Montréal, où le réseau de métro tarde à se développer depuis 50 ans, le premier ministre s’est déjà prononcé contre l’intention de rattraper ce temps perdu. En permettant à nouveau d’outrager le parc national du Mont-Tremblant en s’y rendant à motoneige, M. Legault espère-t-il le faire oublier ?

Il y a bien sûr toutes sortes de façons de réagir devant la menace d’un fractionnement social. Ainsi, en Égypte, la vente de gilets jaunes est désormais surveillée par la police. En Turquie, les éditoriaux des journaux proches du pouvoir ne cessent de menacer ceux qui seraient tentés d’éclairer les trous noirs créés par les financiers pour qui l’ordre du jour est voué au seul bonheur des multinationales. Il est par ailleurs possible, comme on le voit au Québec, de se fermer les yeux et de clamer que tout progresse sur la bonne voie.

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