Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse?

Il y a deux semaines, à la suite de la nouvelle vague de licenciements chez Bombardier, je vous parlais du dialogue de sourds établi entre les gouvernements et les entreprises transnationales, lesquelles opèrent au sein d’un ordre étranger à la société, parfaitement arraché au giron politique. Le monde des affaires et le monde politique ne parlent pas le même langage, s’accordant néanmoins pour masquer le réel sous l’abstraction afin de dissimuler la violence de ce qui se joue sous nos yeux.

2500 emplois abolis au Québec d’ici 2021, donc. Autant de vies à réorganiser. Et si, au gouvernement, on a beaucoup pris la parole dans ce dossier, on l’a surtout fait pour que l’État apparaisse comme un partenaire commercial bien dressé à ignorer ses prérogatives. Un brave valet. Tout le monde aura remarqué l’absence totale des mots du quotidien, qui sont aussi ceux de la politique, pour décrire la réalité derrière ce « progrès dans l’exécution de notre plan de redressement ».

Quant aux travailleurs, on ne les a pas entendus, sinon indirectement. Dans une lettre ouverte parue dans ces pages, David Chartrand, porte-parole de l’Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aéronautique (AIMTA), ménageant courageusement la chèvre et le chou, invitait les gens à ne pas condamner Bombardier, malgré le soutien public dont l’entreprise a bénéficié. « Au final, si notre colère finit par avoir la peau de Bombardier, ce sont les travailleurs et travailleuses qui en payeront le prix et ils ne méritent surtout pas ça ; en fait, personne ne mérite ça ! »

Il a bien raison, et c’est aussi le noeud à dénouer : impossible de contraindre les géants de l’industrie à placer les intérêts des travailleurs, et incidemment ceux de la collectivité, au coeur de leurs priorités puisque toute contrainte imposée est aussitôt instrumentalisée pour justifier une nouvelle fragilisation des conditions des salariés. Si vous gênez notre rentabilité, ça fera mal aux gens ; vous ne voulez pas ça, non ? Voilà le chantage tacite auquel il est difficile d’échapper. N’empêche, il est ironique qu’un représentant syndical se retrouve à défendre publiquement un employeur qui n’a même pas daigné se présenter devant les travailleurs pour annoncer les licenciements.

Difficile à avaler, ces manières cavalières, ai-je demandé à un assembleur, employé chez Bombardier depuis 18 ans — malgré quelques ellipses causées par les vagues de licenciement survenues depuis le début des années 2000 ? « C’est sûr qu’Alain Bellemarre a raté une belle occasion de bien paraître », me confie-t-il avec prudence, notant au passage que cette nonchalance constitue la norme. Les vagues de mises à pied se succèdent et se ressemblent, à ceci près qu’elles sont de plus en plus fréquentes et purgées de toute considération humaine. « De plus en plus, quand Bombardier a une job de bras à faire, ils envoient quelqu’un de l’extérieur, pas quelqu’un de la famille interne. »

On voit ici la rupture consommée entre les travailleurs et la classe managériale, qui ne répond plus de son entreprise d’attache, mais des seules règles applicables à sa caste : la compétition entre ses membres, les impératifs des marchés financiers. À preuve, les dirigeants de Bombardier justifiaient leurs récentes augmentations de salaire en disant que cela reflétait la valeur d’un haut gestionnaire dans ce marché bien sélect et autoréférentiel. Rien à voir avec la santé de l’entreprise ou sa responsabilité envers la collectivité. Le « marché des p.-d.g. » — mesurons un instant l’ampleur de ce délire — évolue en vase clos, se coupant du monde pour mieux administrer les gens comme des actifs, des choses.

« Chaque fois qu’il y a des nouvelles mises à pied chez Bombardier, c’est pas mal Paul Arcand qui me l’apprend », me disait encore cet assembleur. C’est qu’il ne faut pas vexer les règles de la finance. Une entreprise cotée en Bourse ne peut aviser qui que ce soit à l’avance. Les travailleurs ne sont pas furieux ? « Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? C’est de même que ça marche. » La vérité est en effet d’une simplicité désarmante. Et à moins d’une insurrection du salariat, les choses continueront en effet de « marcher » ainsi.

On a tout de même l’impression qu’elles marchent de moins en moins. On le devine en entendant ces travailleurs de General Motors à Oshawa, où 2500 emplois seront abolis. « J’ai déménagé ma famille deux fois pour cette compagnie, et ils me font ça », disait l’un, le trémolo dans la voix. Et l’autre, expliquant l’air ahuri que lui, son père et son frère perdront leur emploi d’un coup. On le devine aussi à voir les travailleurs qui ces jours-ci prennent la rue en France avec leurs vestes fluorescentes, prêts à tout bloquer pour être entendus. Aurait-on atteint, là du moins, un point de rupture ? Ça aussi, je vous en reparle.

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