Cas d’école
Le visage composé d’un sérieux parfait, Jacques Parizeau affirma un jour devant moi qu’il était farouchement opposé à la peine de mort. Puis, sans prévenir, il laissa tomber, comme une enclume sur mes pieds : « Sauf pour les architectes. » Satisfait de son effet, un mince sourire aux lèvres, il m’expliqua que le laisser-faire et le manque de planification dans l’univers de la construction au Québec avaient fait un mal sans nom aux villes et aux villages. Force est d’admettre que le temps qui passe ne fait que lui donner davantage raison.
Éblouissant à force d’être terne, le maire Gérald Tremblay a laissé en héritage, au coeur de Montréal, la possibilité inédite pour les promoteurs d’écarteler plus que jamais le ciel à coup de béton armé. Depuis la légalisation de ce laisser-faire, les rues deviennent peu à peu de pâles canyons où les rayons du soleil ne pénètrent plus. Près de cette place dite des Festivals, ce grand parking à événements lucratifs, un promoteur a annoncé, avant même d’en aviser la Ville, la construction prochaine de deux tours de plus de cinquante étages. Ces immeubles de béton et de verre, les mêmes ou à peu près que ceux que l’on trouve désormais dans toutes les villes colonisées par l’appétit des promoteurs immobiliers, constituent la parfaite expression de l’arrogance froide et désincarnée qui préside à ce genre d’érection.
Des condos, 1000 de plus, et des logements locatifs, 500 encore, le tout en laissant croire aux futurs occupants qu’ils planeront avec leur argent au-dessus du monde, tel que l’affirme la publicité du projet : « Ces deux tours […] pointent vers la voûte céleste et vous entraînent au-dessus de la ville, presque en apesanteur. » Le promoteur proposera tout de même, dit-il, quelques logements à prix réduits, « soit 15 % de logements abordables, même si on n’y est pas obligés, […] on le fait sur une base volontaire ». Les logements « abordables », pourquoi d’ailleurs faudrait-il être obligé d’y penser dans une cité ?
À deux pas de là, le parc Domtar, un des rares espaces verts des environs, a été bulldozé cet automne pour faire place à une tour de trente-six étages. Quelques feuillus de moins contre un gratte-ciel de plus, avec 225 appartements à louer et des chambres d’hôtel pour s’amuser.
Dans la portion oubliée du Vieux-Montréal, là où s’élève la mal-aimée gare Viger, oeuvre pourtant du même architecte que le Château Frontenac, un promoteur va bâtir d’ici peu, grâce à une autorisation de sur-hauteur, une tour de 19 étages (65 mètres), avec des boutiques chics, un hôtel chromé et des logements huppés. Imagine-t-on une tour dans la cour du Château Frontenac ? Pas d’épicerie, pas d’école, ni de logements pour tout un chacun. Dans le voisinage, ils sont nombreux déjà à penser que ce sera un calvaire désormais de se déplacer dans ce quartier déjà si facilement engorgé. Si on favorise volontiers les bouchons de circulation de centres commerciaux comme le DIX30 ou le 15-40 (projet Royalmount), pourquoi se priverait-on d’en créer là aussi ?
Après avoir eu l’odieux de raser tout un quartier pour y installer sa grande tour et d’énormes terrains de stationnement, Radio-Canada déménage néanmoins dans ce qui, en comparaison, prend l’allure d’un réduit, abandonnant ainsi derrière elle une large partie de son patrimoine. Sa tour et ses alentours seront transformés en des centaines de condos bien alignés comme de petits soldats.
De l’autre côté de la rue, l’immense espace occupé par l’usine Molson va aussi plonger sous peu dans le merveilleux monde du condo. Dans une vidéo vouée à faire mousser la reconversion du site, outre le fait que l’anglais domine, on comprend qu’il n’y aura pas là plus qu’ailleurs de nouvelles écoles ni de nouveaux espaces verts publics ouverts sur le fleuve.
Un peu plus loin, le déménagement prochain de Télé-Québec dans l’ancienne prison du Pied-du-Courant, près du pont Jacques-Cartier, laissera place à un immense espace vacant où se profilent aussi des lignes infinies de condominiums. Des projets de parcs ? Des écoles ? Rien ne pointe le nez. En attendant, on trouve là le grand chapiteau d’un cirque, présage ironique peut-être d’un avenir qui n’invite pas à rire.
Dans Griffintown, un quartier entier a été rasé pour édifier des immeubles de carton, sans qu’on arrive à y trouver de place pour des écoles et des espaces verts. Dans Rosemont, la Société de développement Angus grandit depuis vingt ans sans qu’on ait jamais vu apparaître encore une école sur ses terrains. Solution avancée par le promoteur : une école pour ainsi dire privée, mais financée avec des fonds publics, comme s’il était de la compétence d’un projet immobilier de déterminer de quoi doit être animée l’école de demain.
À Longueuil, au pied du pont Jacques-Cartier, les citoyens se sont indignés après avoir constaté que le nouveau centre-ville, qui doit être érigé près de l’unique station de métro, ne comporte pas d’écoles ni d’espaces pour les familles. On n’aura pensé, là encore, qu’à édifier des tours de verre, ces divinités nouvelles fixées sur des armatures d’acier décorées de faux marbre blafard. Un peu comme à Québec, dans ce projet pharaonique dit du Phare.
Ces projets différents apparaissent tous comme une même version esthétisée du règne de l’argent qui, seul désormais, indique comment il faut vivre, c’est-à-dire coupé du passé comme de l’avenir, flottant sur le seul présent, vivant en apesanteur sur un assemblage de matériaux qui, très souvent, ne sont pas faits pour durer, mais pour consumer la vie.