Un impossible dialogue

Lorsque l’avion du patron du groupe Renault-Nissan-Mitsubishi, Carlos Ghosn, s’est posé à Tokyo la semaine dernière, la police attendait sur le tarmac. Soupçonné de fraude fiscale et de détournement de fonds, Ghosn a été arrêté et placé en garde à vue. Entre 2011 et 2015, il aurait caché au fisc japonais la moitié de son salaire, ne déclarant qu’un « maigre » 38 millions d’euros, et utilisé les fonds de son entreprise à des fins personnelles, notamment pour financer ses propriétés luxueuses en France, aux Pays-Bas, à Beyrouth et à Rio.

En France, la rémunération de Ghosn, reconnu pour son train de vie extravagant, a déjà fait les manchettes. L’État français, après tout, est l’actionnaire principal de Renault, et son patron, affable, avait consenti en 2012 au report d’une part de sa rémunération. « Un pas en avant vers les salariés », déclarait-il. Cinq ans plus tard, pourtant, dans une entrevue où on l’interrogeait sur l’augmentation de son salaire, il s’est défendu : il serait tout de même « inverse à la logique » que le salaire du patron diminue si l’entreprise progresse. « Mais que faites-vous de tout cet argent ? » avait candidement demandé l’intervieweur. Des noces à Versailles, entre autres.

Cette question ingénue est probablement la plus pertinente qu’on puisse poser à quelqu’un qui semble vivre dans un monde où les nombres se confondent avec le réel ; où la valeur n’est qu’abstraite et ses fluctuations, une fin en soi. Si les Ghosn de ce monde fascinent au moins autant qu’ils choquent, c’est sans doute parce qu’ils flottent dans une bulle d’abstraction, tout en prenant chaque jour des décisions qui affectent la vie des gens jusque dans leurs plus menus rouages. Ce décalage, d’ailleurs, les immunise contre tout : la grogne populaire comme le droit et l’autorité de l’État. Peut-être est-ce aussi comme cela qu’on devient gourmand au point d’enfreindre la loi. Lorsqu’on détient pouvoir et capital, que représente la loi sinon un paramètre quelconque dans un calcul d’utilité ? L’enfreindre revient au fond à courir un risque commercial comme un autre.

On dira d’un Ghosn qu’il se croyait « au-dessus des lois », et tout indique que ce fut le cas, mais c’est incomplet. Il faudrait aussi dire qu’un tel personnage bénéficie d’un système qui, sans nécessairement se prétendre supérieur au droit, l’englobe, le soumet de facto. Au-delà d’une ambition, d’un délire mégalomane, c’est un état de fait. Les p.-d.g. des grands conglomérats sont les préposés d’un ordre qui ravale les contraintes imposées par l’ordre public afin de neutraliser toute interférence avec la conduite des affaires. Et c’est bien ce qui rend impossible, voire absurde le dialogue entre ces multinationales et nos gouvernements. Prenez le cas de Bombardier, qui nous préoccupe ces jours-ci.

Il était fascinant d’entendre les commentaires du ministre Pierre Fitzgibbon, après sa rencontre avec Alain Bellemare, p.-d.g. de Bombardier, au sujet des 2500 mises à pied annoncées au Québec. Il disait avoir confiance que Bombardier travaillait « ardemment » à trouver des contrats pour ses usines québécoises. « J’ai aussi carrément offert à M. Bellemare que si jamais le gouvernement pouvait jouer un rôle pour faciliter que ce soit des coentreprises, comme avec Airbus, on est ouverts pour investir. »

Un optimisme et une bienveillance étranges, alors que l’entreprise a démontré à répétition, sans aucune gêne, que ses décisions d’affaires ne seront jamais fonction du soutien public dont elle a bénéficié. La rentabilité et la compétitivité priment, ce qu’on s’efforce toujours d’exprimer dans une langue managériale indigeste.

Personne au gouvernement n’a reproché à Bombardier d’avoir cavalièrement annoncé les mises à pied à la fin d’un communiqué sans se présenter devant les travailleurs qui vivront avec le fardeau d’une telle annonce. Mais surtout, jamais n’a-t-on osé dire, après les investissements publics qui ont permis à Bombardier de tenir le cap, que lorsque l’État investit, il ne devient pas un partenaire commercial comme un autre. Sa contribution fait naître autre chose que de simples obligations contractuelles : lorsque l’État s’engage, il le fait en tant que dépositaire de l’intérêt d’une société et en ce sens, il devrait pouvoir exiger qu’on en tienne compte, à tout moment.

Une telle proposition serait-elle même comprise si elle était amenée autour d’une table de négociation ? Le monde des affaires et le monde politique semblent s’être murés dans un impossible dialogue, où l’abstraction l’emporte toujours sur le réel. Lorsqu’il est question de supprimer des emplois et de chambouler des vies, pourquoi accepte-t-on d’en parler dans la langue désincarnée du commerce ? Et si, au contraire, on tentait d’esquisser le scénario prévu par Bombardier en employant exclusivement les mots du quotidien, serait-on prêt à accepter sa violence ? Je vous en reparle.

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