Prendre son mal en patience

L’urgence nous offre une denrée rare: du temps.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir L’urgence nous offre une denrée rare: du temps.

J’ai décidé de vous écrire une série sporadique : « Chroniques de l’urgence ». Avouons que, selon l’horizon qui nous préoccupe, le mot « urgence » a perdu de sa gravité. Notre système de santé patiente lui aussi, encore à l’étape du triage, valétudinaire chronique.

La semaine dernière, j’ai eu le loisir de tester ce système d’urgence, notre slow care, avec mon ado. Vol plané au basketball, poignet enflé, pas de médecin de famille, maman, j’ai mal. L’urgence ? Dans vos rêves les plus fous, vous ne voulez pas aboutir là, à moins d’avoir fait une overdose de mauvaise foi ces dernières semaines en lisant les objecteurs de conscience du Pacte pour la transition. Si la chicane pouvait compenser le carbone, nous serions déjà sauvés.

J’ai contacté Bonjour Santé (17,25 $ + taxes), vu un médecin avec l’ado souffrant, puis radiographies et retour à la clinique du médecin (il était à Saint-Constant) pour recevoir une requête en orthopédie (d’urgence). Direction hosto. Pas de bol, l’orthopédie, c’est seulement le matin, mais c’est un secret. Chuuut.

 

Jusque-là, rien de trop surprenant. Nous avons attendu dans le calme et la solidarité. Mon ado m’a même gratifiée, devant de majestueuses volées d’outardes dans le ciel de la Montérégie : « Wow ! J’ai jamais vu quelque chose d’aussi beau. On dirait des vagues dans le ciel. » Ces moments-là ne repassent guère, il faut les saisir au vol.

C’est le temps passé dans les salles d’attente qui fait des malades des patients

 

Aucune violence ne sera tolérée

Le lendemain matin, nous découvrons la clinique externe d’orthopédie, une voie de service de… l’urgence. Les docs se partagent entre les deux. Des dizaines d’impotents prennent leur mal en patience. C’est la maison des fous d’Astérix, en termes administratifs et structurels. Le spectacle commence. Malgré les affiches placardées partout : « Aucune violence physique ou verbale ne sera tolérée », une dame flanquée de son ado de 15 ans engueule la préposée aux rendez-vous : « C’est la troisième fois ! C’est un homme ! Il chausse du 11 ! » La paroi de verre entre les deux belligérantes semble à la fois utile et symbolique. Mon ado soulève un sourcil. Il chausse du 13. Nous faisons du côte à côte, mais nous regardons dans la même direction, la véritable posture de l’amour inconditionnel.

Derrière la vitre pare-chocs, un médecin fait un très long câlin à une infirmière. Une bonne pâte. Lui et elle. Ça se voit à l’oeil nu. La déshumanisation des soins, c’est seulement pour les patients. Entre eux, je suis heureuse de voir que les soignants se dorlotent un peu.

« Est-ce que c’est ce que je crois ? » s’enquiert l’ado.

Devant nous, le manteau d’une femme au sourire troué laisse voir un sac à pipi qui pend entre ses jambes. Mon ado ravale. « Ça, c’est la vraie vie, mon gars. »

La misère humaine est pleine d’humeurs et de fluides nauséabonds. À côté de nous, une dame peinturlurée s’est renversé sa teinture à cheveux sur la tête. Le rose flamant a laissé des coulisses permanentes le long des tempes et sur les joues. On ne peut même pas rire, il n’y a pas de clown. Dans la salle d’attente de radiologie, une vieille femme noire, qui peine à marcher, explique ses misères à une vieille femme blanche d’un code postal qui t’alloue dix années de plus au compteur.

Un monsieur sans son dentier demande à mon fils manchot de lui mettre des jaquettes sur le dos tellement il tremble de froid. J’indique à l’ado (j’ai les mains pleines) l’endroit où les prendre. C’est gratuit. J’observe cette scène d’entraide le sourire en coin. Nous sommes au rayon des éclopés solidaires. Un vieux sur cinq est complètement seul au Québec et à l’hôpital, ils le sont encore davantage malgré l’empathie entre vulnérables. Des tas de « trop vieux » et pas si vieux atterrissent ici, visiblement atteints de maladies chroniques, mal nourris, obèses, mal aimés, affligés de mille maux qui auraient pu être prévenus.

Les trois quarts d’entre eux ont une maladie chronique après 65 ans. Et on règle rarement ça à l’hôpital. Sauf avec des Band-Aid. Ce qu’on tente de résoudre, ici, c’est une file d’attente. Mais on nous offre aussi une denrée rare : du temps. À quand remonte la dernière fois où vous avez passé neuf heures d’affilée assis à côté de votre progéniture sans regarder un écran, en observant l’inhumaine détresse ordinaire ? L’école de la vie se passe de mots et elle constitue une radiographie très efficace de la réalité.

Entre malheureux, la sympathie très vite se crée

Poids et haltères

— On va peut-être t’éviter l’opération, mon gars. Tu as une double fracture. On va essayer les « doigts chinois », résume le médecin.

— On gèle ? demande l’infirmière.

Hésitation, regard oblique. Non. Ça fait gagner du temps.

 

Dix minutes de poids et haltères, huit livres de fonte « à frette » pendue sur un bras cassé accroché par deux doigts en broche, vous essaierez ça sans verser une petite larme, à moins d’être très investis dans le sadomasochisme. L’ado a survécu à l’orthopédie de guerre, mais mon coeur de mère déjà amoché vacille.

On attend encore. On attend toujours. Un médecin syrien qui était passé par nos urgences m’avait confié, l’année dernière, qu’on attendait moins longtemps à Damas en temps de guerre qu’à Montréal.

Une dame est appelée. Elle est là depuis 24 heures.

L’ado est éberlué. « Elle sourit encore ? ! » Je soupçonne un début de démence, la seule explication.

— Maman ? Est-ce qu’il y a des épiceries au Groenland ?

Je lève mes yeux des mémoires de Michelle Obama. Je n’en suis même pas encore à Donald Trump, page 352.

— Oui, pourquoi ?

— Je veux dire, y’a du monde qui vit comme nous ici ?

— Oui, mais c’est peut-être plus rapide aux urgences.

— Ah ok, c’est parfait. Moi, c’est là que je veux aller vivre. C’est beau, là-bas, pis c’est tranquille. Ça va faire des belles photos.

Tu apprends, comme ça, de but en blanc, que ton fils artiste vise la nationalité danoise et veut aboutir sur un inlandsis. On déménage !

— Tu sais, j’ai lu cette semaine que dans les pires scénarios climatiques, c’est le Groenland qui serait le moins touché.

Il me sourit. Heureux de rêver d’un caillou blanc tandis qu’autour de lui, c’est le tiers-monde d’un pays dit développé.

On a beau se la jouer « 7e pays le plus heureux du monde », il y a des fractures qui laissent des traces dans l’horizon.

Jeûner un peu

Le cardiologue Martin Juneau nous apprenait la semaine dernière qu’il pilotera un nouveau programme, dès décembre, pour faire régresser ou prévenir le diabète de type 2. Quatre mille recherches démontrent que le fait de manger moins, une fois par jour (le jeûne intermittent), peut induire des rémissions complètes. Cette approche personnalisée sera également couplée aux diètes cétogènes, la restriction calorique, diètes faibles en sucre. Les succès cliniques obtenus l’ont convaincu que cette « vision » plus moderne devait être diffusée en médecine préventive et postventive. La culture des six repas par jour a conduit à des épidémies de surpoids et de diabète. Et le Dr Juneau déconseille également les collations pour les enfants. On peut l’écouter ici aux Éclaireurs. Il aborde également le dossier très délicat de l’obésité, un échec avec les approches traditionnelles. Heureusement, on obtient des résultats autrement qu’en chirurgie bariatrique.


Aimé l’essai Rétablir la santé d’Héléna Bureau, Geneviève Dorval-Douville et Jean-François Gingras. Ce livre est un essentiel pour saisir les rouages de notre système de santé, dont 70 % du budget est dévolu à des maladies chroniques qui affligent 50 % de la population. Or, ces maladies pourraient non seulement être prévenues, mais guéries à l’extérieur des murs de l’hôpital, à la maison. Elles relèvent surtout de notre mode de vie. Rien que pour le diabète : il a doublé entre 1980 et 2010, et pour les enfants aussi, en partie dû au surpoids et à l’obésité. Le tiers des lits d’hôpitaux seraient occupés par des fumeurs et on n’a pas encore calculé combien le sont par la malbouffe, une épidémie. « En tant qu’individu, s’assurer d’une bonne santé au Québec, cela coûte plus cher qu’être malade. »

Des pistes de solutions sont avancées. Je recommande cet ouvrage à nos merveilleux gestionnaires de la « maladie ». 

Lu une entrevue inspirante avec le Dr Dean Ornish (qui a notamment comme patient le quadruple ponté Bill Clinton). Celui qui a créé l’Institut de recherche en médecine préventive en Californie est formel : les changements dans le mode de vie ont une incidence marquée sur les maladies coronariennes, le cancer, le diabète de type 2 et l’hypertension. « Cette “médecine du mode de vie” est une discipline émergente qui change notre façon de vivre, pas seulement pour traiter et faire reculer les maladies chroniques, mais aussi pour les prévenir », dit le Dr Ornish. On retrouve cet entretien et d’autres aussi avec des experts scientifiques dans La révolution épigénétique qui démontre que nos habitudes comptent plus que notre hérédité et que l’avenir de la médecine est épigénétique (l’influence des comportements sur les gènes).

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.



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