La mauvaise cible

Les cris d’orfraie font partie des figures imposées à l’opposition dans notre régime parlementaire. Le problème est qu’à force de les entendre, il devient difficile de distinguer le théâtre de la véritable indignation.

Le PQ reproche au ministre de l’Économie et de l’Innovation, Pierre Fitzgibbon, d’avoir favorisé les intérêts d’Héroux-Tevtech, un sous-traitant de Bombardier dont il est toujours actionnaire et dont il était un des administrateurs jusqu’à son élection, en évoquant la possibilité que le gouvernement Legault vienne encore une fois au secours de l’avionneur.

Il est heureux que la commissaire à l’éthique et à la déontologie de l’Assemblée nationale, Ariane Mignolet, se soit rapidement saisie de l’affaire. Contrairement à son prédécesseur, Jacques Saint-Laurent, dont l’indulgence était devenue légendaire, elle prend son rôle très au sérieux.

Plusieurs l’avaient même trouvée trop sévère envers Pierre Paradis quand elle l’a blâmé pour avoir fait une « utilisation inadéquate des fonds publics » en aidant sa fille et son gendre à financer l’achat d’un condo grâce à l’allocation de logement que lui versait l’Assemblée nationale.

Le code d’éthique stipule notamment qu’un député « ne peut se placer dans une situation où son intérêt personnel peut influencer son indépendance de jugement dans l’exercice de sa charge ».

À sa face même, cet article peut s’appliquer au cas de M. Fitzgibbon. En revanche, ce dernier a suivi scrupuleusement la procédure qui est prévue en plaçant ses actions dans une fiducie sans droit de regard dans un délai de 60 jours après son élection.


 

La commissaire statuera sur l’aspect légal de l’affaire, mais c’est l’opinion publique qui portera un jugement politique, et les crises d’indignation auxquelles son chef nous a habitués ne plaident pas en faveur du ministre. M. Legault trouve qu’on fait un plat pour peu de choses, mais il a lui-même déchiré tellement de chemises à la moindre apparence de conflit d’intérêts qu’il ne doit pas se surprendre de se faire servir la même médecine.

C’est peut-être de bonne guerre, mais il ne faut pas mélanger les pommes et les oranges. Le cas de M. Fitzgibbon et celui de Pierre Karl Péladeau, que la CAQ pressait à l’époque de vendre ses actions de Québecor, sont très différents. L’ancien chef du PQ était le maître absolu du plus gros empire médiatique au Québec. Même les députés péquistes qui le défendaient sur la place publique reconnaissaient en privé qu’ils auraient crié au scandale si un membre de la famille Desmarais avait pris la direction du PLQ.

De son côté, M. Fitzgibbon est un actionnaire très minoritaire d’un sous-traitant dont les commandes de Bombardier représentent à peine 1 % du chiffre d’affaires. Bien sûr, un nouvel investissement public pour sauver le programme de jets régionaux CRJ serait une bonne nouvelle pour Héroux-Devtech. « Jouer le livre » commanderait sans doute à M. Fitzgibbon de se retirer du dossier le temps que le commissaire fasse son rapport, mais il serait ridicule de croire qu’on investirait dans Bombardier simplement parce qu’il détient une poignée d’actions.


 

Ce qui se passe depuis deux ans chez Bombardier est tellement frustrant qu’il faut bien se défouler sur quelqu’un, mais il faudrait surtout se demander si le comportement de ses dirigeants justifie qu’on pompe encore l’argent des contribuables dans une entreprise qui s’apparente à ce que l’ancien chef du NPD, David Lewis, appelait les « corporate welfare bums ». M. Fitzgibbon ressemble plutôt au messager annonciateur de mauvaises nouvelles. Tirer dessus peut soulager, mais cela ne règle rien.

Jusqu’à tout récemment, Bombardier était à la fois un symbole du savoir-faire québécois et un objet de fierté nationale. Après les milliards que l’État y avait investis, céder la CSeries gratuitement à Airbus a autant brisé le coeur des Québécois que cela les a choqués.

La fierté a fait place à la colère quand il est apparu que ces difficultés n’empêchaient pas ses dirigeants de s’empiffrer, rendant encore plus enrageante l’arrogance avec laquelle la suppression de 2500 emplois a été annoncée. Pour couronner le tout, l’Autorité des marchés financiers (AMF) a déclenché une enquête afin de déterminer s’ils se sont rendus coupables d’un délit d’initiés.

Dans sa chronique de mercredi, le collègue Michel Girard, du Journal de Montréal, posait la bonne question : pourquoi la famille Beaudoin-Bombardier, qui conserve jalousement le contrôle de l’entreprise, n’investit pas elle-même pour sauver le programme de la CRJ, qui lui ferait 2 millions par appareil vendu ?

« Si la famille estime qu’il ne vaut financièrement pas la peine de sauver la CRJ, pourquoi le gouvernement Legault devrait-il y injecter des dizaines de millions ? Pour subventionner les salaires des employés en vue de permettre éventuellement à la famille de faire encore plus d’argent ? Pour revamper la CRJ afin que Bombardier la vende à bon prix comme ce fut le cas pour la CSeries » ? C’est bien ce qu’il semble.

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