Violences
Ils se rassemblent à huis clos. Quelques hommes. Quelques femmes. À l’heure convenue, ils se retrouvent dans le confort feutré d’une réunion de conseil d’administration. À tête reposée, sans violence, sans geste désordonné, sans jamais hausser la voix, avec cette langue de bois propre aux grandes organisations bureaucratiques, ils décident de frapper, de congédier, de fermer les usines, de briser des vies, de protéger leurs flux de trésorerie, de continuer d’accumuler, même si la chaîne des opérations économiques ne cesse de dérailler.
L’armée ne parle plus depuis longtemps de bombardements, mais de frappes chirurgicales. Habiles dans la litote eux aussi, se prenant d’ailleurs volontiers pour des généraux, les patrons d’entreprise utilisent de jolis mots blanchis à la chaux. Ils parlent de « rationalisation », d’« optimisation », de « plan de redressement ». Puis le bombardement se fait par voie de simple communiqué. Comme chez Bombardier, qui annonce rayer d’un trait de plume la vie de milliers de gens. Encore 5000 personnes renvoyées chez elles. La moitié au Québec.
Cela ne fait pas de bruit, la pointe d’un stylo qui glisse sur le papier. Un tel papier devient pourtant de l’acier qui transperce les chairs et les esprits de ceux qu’il frappe de plein fouet. Mais on feint de l’ignorer.
« Je suis très fier de ce que nous avons accompli jusqu’ici, et je suis très enthousiaste face à notre avenir », écrit le président de Bombardier, Alain Bellemare, qui touche un salaire annuel avant bonis de 13 millions. « Avec les annonces d’aujourd’hui, nous mettons en oeuvre les prochaines mesures nécessaires pour concrétiser la pleine valeur du portefeuille de Bombardier. »
Le « vice-président aux relations extérieures » de Bombardier, Olivier Marcil, explique pour sa part qu’il s’agit d’une « initiative de productivité ».
Peut-on imaginer un monde plus gavé de mots creux ? Des milliers d’ouvriers virés, qu’est-ce que cela signifie, au-delà de la langue de bois qu’emprunte l’internationale patronale ?
Pour un licenciement massif, on parle de « cure minceur ». C’est tellement gros que cela en devient grossier. Et gênant. Combien de problèmes de paiements de maison, de divorces, de dépressions, de problèmes sociaux consécutifs à une telle action ? Comment peut-on tourner à ce point au ralenti dans son esprit pour trouver à être fier d’une chose pareille ?
Aux travailleurs, on ne cesse aujourd’hui de répéter, sur le mode des thèmes chers aux gourous de la croissance personnelle, que leur réussite et leur bonheur dépendent d’eux seuls. Souriez, vous obtiendrez de meilleurs résultats au travail ! Adaptez-vous, l’époque est à la flexibilité ! Apprenez à faire la grande roue devant vos malheurs. Sachez vous réinventer. Toute cette littérature jovialiste élude la structure d’un malheur collectif en la réduisant à une stricte affaire de volonté personnelle.
Vivre, manger, s’occuper de sa famille, de ses amis, de ses proches. Aimer. Être aimé. Telle est la volonté du monde entier. L’a-t-on oublié ?
Les patrons tout-puissants du bout de leurs crayons n’auraient donc aucune responsabilité dans les conditions sociales qui sont imposées à la société ? Leurs responsabilités, profondes et meurtrières, se dérobent pourtant sans cesse devant les impératifs supposés du marché. Elles s’évanouissent à la dérobée, derrière des paravents sans cesse renouvelés.
Bombardier, éternel assisté social, a englouti sans garantie 1,3 milliard de dollars de fonds publics, pour voir aussitôt ses patrons s’accorder des émoluments princiers, tandis que la société Airbus s’envolait avec les fruits de cet argent. La Caisse de dépôt et le gouvernement ont envoyé chez Bombardier 3,3 milliards de l’argent des Québécois. Le titre de la compagnie ne cesse néanmoins de fondre comme neige au soleil, tandis que les dirigeants de Bombardier se partagent cette année, à titre personnel, des profits d’environ 78 millions de dollars, selon les calculs de Michel Girard, du Journal de Montréal.
Le résultat de tout cet argent gaspillé est évident, éclatant. Personne n’en est dupe. Mais les responsables de ce gâchis ne se démontent pas pour autant. Ils réclament même que le nouveau premier ministre, M. François Legault, continue de jouer dans ce mauvais théâtre.
Il faut se donner la peine d’entendre Dominique Anglade, ex-présidente de la CAQ devenue ex-ministre du PLQ, continuer de clamer en entrevue, sans remords, que c’est encore et toujours au gouvernement de jouer l’éternel soutien pour une entreprise comme Bombardier, pourtant assistée et biberonnée comme nulle autre.
« C’est au gouvernement de s’asseoir avec l’entreprise, s’asseoir avec le secteur et trouver des solutions. Nous [quand nous formions le gouvernement], nous en avons trouvé, des solutions », dit Dominique Anglade. Il est pourtant facile de montrer, par le simple récit des événements, comment cette opération s’est accomplie, et en quoi ses résultats, moins d’un an plus tard, diffèrent de ce qui devait arriver comme redressement selon ces gens-là.
Devant ce désastre social et économique, l’hypocrisie sociale des classes dirigeantes demeure affligeante. La médiocrité assumée de leur ambition personnelle n’arrange rien, il est vrai. Ces gens-là s’adorent sans limites, au point d’oublier la réalité du monde dont ils fixent les horloges.
Le discrédit des responsables politiques dans ce dossier est alimenté par leur incapacité évidente à proposer quelque perspective que ce soit pour se sortir de leur modélisation de la seule loi que respectent désormais les multinationales : tout ce qui est permis est prescrit.