Avec un filet de THC

Le chef Jean Soulard et la conseillère en cannabis médicinal Véronique Lettre cuisinent ensemble un repas au beurre de cannabis. Savoureux et très, très efficace.
Photo: Danielle Poitras Le chef Jean Soulard et la conseillère en cannabis médicinal Véronique Lettre cuisinent ensemble un repas au beurre de cannabis. Savoureux et très, très efficace.

Le chef Jean Soulard est débarqué à 11 h pile, muni de sa glacière, de ses couteaux aiguisés, de ses assiettes de présentation et de son beurre de cannabis maison. J’avais pris la journée de congé et j’aurais pu biffer celle du lendemain au calendrier pour cause d’effets secondaires indésirables.

Le diable est dans les détails, mais on donnerait le bon Dieu sans confession à Soulard, un être immédiatement sympathique. Il a dirigé les cuisines du Château Frontenac à Québec durant 20 ans, une centaine de cuistots et de plongeurs sous ses ordres, 1500 repas par jour, du sport. Sa drogue à lui, c’est le jogging. « Ça m’a permis de ne pas devenir obèse et alcoolique. »

Jusqu’au mois de décembre dernier, le médiatisé chef de 66 ans n’avait jamais fumé un pétard. Straight comme une recette de béchamel, le monsieur. Ce qui ne l’a pas empêché d’avoir envie d’écrire un livre de recettes — son 11e — au cannabis. Le cannabis en cuisine… ce n’est pas comme du basilic ! a été pensé pour accompagner la démarche d’un public qui pourra de moins en moins en fumer où bon lui semble.

Pour cause de réglementations resserrées (plus de neuf mètres d’une porte, pas ici, pas là non plus), les utilisateurs auront peut-être envie de se tourner vers le cannabis comestible, ni vu ni connu. On trouve déjà des huiles, des atomiseurs et des « pilules » sur le site de la SQDC.

« Je n’aurais pas pu écrire ce livre si j’étais encore au Château Frontenac, résume le chef. J’ai reçu toutes sortes de messages depuis que Flammarion Québec en a fait l’annonce. On m’a prédit que j’allais perdre ma crédibilité ! »

 

Nous nageons en pleine hypocrisie. Le cannabis est légal depuis deux jours, mais tout le monde marche sur des oeufs quand vient le temps d’être associé à cette nouvelle image récréative ou médicale.

D’ailleurs, la ligne est mince entre les deux. Véronique Lettre est la première à en convenir. L’entrepreneure s’est jointe à nous pour le lunch, débarquant avec son mini-labo, balance numérique, calculette de concentration en THC, décarboxylateur, infuseur et… ses huiles.

Elle a vécu les mêmes problèmes de « crédibilité » avec sa clinique de cannabis médicinal de Magog : « Tout est compliqué : ouvrir un compte de banque, louer une salle, faire de la promotion. Tout le monde est frileux. » Même l’image de feuille de cannabis devra disparaître du champ visuel avec la nouvelle loi. Véronique publie elle aussi son bouquin, Le cannabis médicinal, à la fin du mois, dans lequel elle a ajouté quelques recettes de brownies et de smoothies.

La réalité, c'est l'illusion créée par l'absence de drogue

 

En manger du bon

Ces deux touche-à-tout ont expérimenté le cannabis sous plusieurs formes et ont dû procéder de façon empirique afin de déblayer le terrain des cannabinoïdes (il y en a plus d’une centaine) et de leurs effets. « Soyons curieux, mais restons sérieux », aime répéter Soulard, qu’aucun médecin n’a voulu suivre dans l’aventure.

Il s’est entouré d’un chimiste de l’Université Laval et de deux chercheurs en neurophysiopharmacologie de l’Université de Sherbrooke pour bétonner sa démarche gastro-ludique. Depuis qu’il a vu une convive éprouver des effets anxieux sérieux et instantanés en ayant à peine touché à son assiette, Soulard considère qu’on ne contrôle rien et que l’effet placebo (ou nocebo) existe bel et bien. Les fines herbes peuvent rendre dingues. « En plus, tu peux servir la même concentration de THC à la même personne, un autre jour, et selon la fatigue, l’humeur, les effets ne seront pas les mêmes. »

La concentration de THC (la substance psychotrope) et de CBD (une autre substance non euphorisante utilisée comme antidouleur et comme soulagement de l’anxiété, notamment) est importante. Véronique dose de façon très prudente au départ, 2,5 mg par portion. Elle a suivi un cours de cuisine au cannabis avec un chef de Los Angeles durant une journée et obtenu une certification pour un cours en ligne de l’Université THC au Colorado (sans blague !).

Ils ont fait leurs devoirs tous les deux et prennent plaisir à s’échanger des trucs sur la façon de retirer l’amertume du cannabis (à la vapeur), puis de le décarboxyler au four (chauffer légèrement pour stimuler les substances actives), avant d’infuser pour en faire du cannabeurre ou de l’huile.

Pour l’heure, Soulard nous prépare une crème froide aux pois verts et menthe et un tartare de légumes avec salade de concombre, fenouil et pêche. Le beurre est incorporé soit dans la crème, soit dans la vinaigrette.

Véronique, survivante de deux cancers et qui a exploré le terrain pour elle-même d’abord, a dû se dénicher un médecin en Colombie-Britannique au départ.

C’est ce qui l’a motivée à ouvrir une clinique. La liste des maladies chroniques (de la simple insomnie au Parkinson) qui peuvent être soulagées avec le cannabis est longue et les médecins qui l’assistent atteignent 80 % de succès.

Je m’enfoncerai dans la brume, comme un homme étranger à tout

 

Les munchies, ça se soigne ?

L’avantage d’ingérer son cannabis ? Eh bien, on ne fume pas, c’est discret et socialement acceptable. Le désavantage : cela prend du temps à faire effet (une à deux heures), mais ça dure loooooongtemps, jusqu’à 12 heures. J’ai goûté la crème de pois verts et le tartare de légumes à 12 h 45 ; à 14 h, j’étais stone comme les Rolling Stones ; à 16 h, j’avais les deux mains dans la boîte de biscuits à l’érable cuisinés la veille… après avoir dégusté des brownies au cannabis, j’avoue.

À 17 h 30, je suis allée prendre une puff d’oxygène jusqu’au lac et j’ai admiré les derniers éclats de l’arrière-saison, envié les bernaches qui me saluaient à l’horizon. J’aurais aimé pouvoir m’envoler aussi haut. À 19 h, je m’empiffrais de toasts au beurre d’arachides en guise de souper (la salade de germinations ? Heu, non !). Et à 23 h, j’étais encore passablement high et toujours en recherche et développement sur cette question d’intérêt national. Je n’ai même pas ajouté une seule goutte d’alcool au menu.

Jean Soulard a raison, « on ne contrôle rien », effectivement : j’ai pris deux kilos en huit heures et n’ai pas contribué au PIB durant 36 heures. Le mot « récréatif » n’est pas inoffensif. Et mes « recherches » ne sont pas encore au point. Comme disait le philosophe, nous ne pouvons connaître le goût de l’ananas par le récit des voyageurs.

L’anthropocène, c’est maintenant

Le documentaire écologique (un autre ?) L’anthropocène : l’époque humaine prend l’affiche aujourd’hui. Courez le voir sur grand écran. J’ai rarement vu un film aussi beau et aussi désespérant sur l’avenir de l’humanité. Ma collègue Odile Tremblay a parlé avec raison de « beauté de l’horreur » et de « cruelle méditation ». Le trio canadien de cinéastes, Jennifer Baichwal, Edward Burtynsky et Nicholas de Pencier, assisté de scientifiques, réussit à nous montrer une vue d’ensemble de la crise planétaire, ce qu’on ne voit jamais. Les plans aériens et les jeux de couleurs et de textures rendent des mines de potasse ou des bassins de lithium à la fois fascinants et terrifiants.

Je suggère un mélange de THC et de CBD avant la projection… le down sera sérieux après.


Aimé le livre Le cannabis médicinal de Véronique Lettre, son troisième. On y apprend tout sur cette plante magique qui est encore étudiée dans le champ médical, ses effets, les risques, les bienfaits, comment fabriquer l’huile et le cannabeure (c’est moins cher fait maison). On y apprend que des timbres, de l’eau et des crèmes anti-inflammatoires à base de CBD existent et qu’on peut aussi pratiquer le ganja yoga ! C’est grâce au cannabis médical, disponible depuis 2001 au Canada, que certains de ces produits ont vu le jour. Pour ceux déjà cuisinés, il faudra attendre 2019. Le livre sera en librairie le 1er novembre. veroniquelettre.ca

Feuilleté Le cannabis en cuisine… ce n’est pas comme du basilic ! de Jean Soulard. J’ai été surprise par les avertissements en tête de chaque chapitre, des mises en garde répétées sur la toxicité, les effets secondaires négatifs (désorientation, anxiété, perte de concentration, etc.), comme si la posture récréative n’était pas assumée. C’est l’ennui d’être un précurseur. Quant aux recettes « de chef », allant du très classique — steak au poivre, saumon à l’oseille, osso buco — à une section fast-food (les munchies), elles peuvent toutes être faites avec ou sans huile de cannabis. D’ailleurs, vous pouvez ajouter de l’huile sous influence aux recettes de votre grand-mère. À titre d’ex-critique gastronomique, j’ai eu l’impression d’un propos de 2018 collé sur une réalité culinaire un tantinet dépassée. Bref, pour les recettes de beurre et la méthode pour fabriquer l’huile, oui. Pour le reste, une curiosité joliment illustrée par les photographies de Dominique Lafond. Le livre sera en librairie le 31 octobre.

Parcouru le site de la Société québécoise du cannabis. Bien fait, bien expliqué quant aux divers effets. Pour l’ingestion, on spécifie : jusqu’à 12 heures. Je biffe. Des 68 % de Canadiens favorables à la légalisation du cannabis, 93 % prévoient d’essayer des produits comestibles.



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