Les fantômes de la conscience

Quand ma fille est née, la première chose qui m’est passée par la tête, c’est sa voix. Comment serait sa voix ? Puis, celle de mon père, éteinte trop tôt, m’est revenue sous forme de cascades, comme des échos lointains teintés de regrets. Regret de ne pas avoir eu le réflexe, enfant de l’ère technologique que je suis, de l’enregistrer, même pas sous forme de message vocal. Regret de la trace de la voix, regret, donc, d’une conscience qui s’est éteinte.

Je me suis alors demandé si la conscience n’était pas un amalgame de voix qui nous habitent ; celles imprégnées inconsciemment sur la tabula rasa de nos plus jeunes années ; celles aussi que nous avons choisi d’entendre pour leurs ondes vibratoires positives, jusqu’à ce qu’on tombe, comme sur un fantôme, sur notre propre voix.

Les voix des autres résonnent en nous et tissent les fibres de notre appareil psychologique. À refaire mon parcours universitaire, j’aurais opté pour la neuropsychanalyse, cette science déroutante qui synthétise les avancées de la biologie, de la neurologie, de la psychologie et de la psychanalyse pour démontrer que « nous portons dans nos voix des fantômes que nous transportons, le plus souvent à notre insu, de génération en génération et qui nous parlent de notre histoire, de notre descendance et de notre identité. Ils refont surface dans nos rêves, nos lapsus, nos anxiétés et dans nos symptômes », comme l’explique Ariane Bazan de l’Université de Bruxelles dans Des fantômes dans la voix : une hypothèse neuropsychanalytique sur la structure de l’inconscient (Liber, 2007).

Mais qu’arrive-t-il lorsque la conscience, par un malheureux accident, tombe dans le coma et patine dans l’inconscient, sans perspective de réveil ni de contact avec les réveillés ? Quelles voix entend-on au juste, si bien qu’on entende quelque chose de l’autre côté du miroir ?

Ce cauchemar, arrivé au premier ministre israélien Ariel Sharon en 2006, m’a toujours intriguée : que s’est-il passé au juste dans sa conscience pendant ces huit années dans le coma ? Il m’a fallu attendre le troisième roman de la romancière et anthropologue palestinienne Yara El-Ghadban pour répondre à cette question. Le titre Je suis Ariel Sharon (Mémoire d’encrier, 2018) m’a paru banal et inapproprié parce qu’il sonnait faux face à un refrain limpide « Je suis Charlie », la charge pulsionnelle n’étant pas tout à fait la même. Puis, à nouveau, le sujet de l’éternel conflit israélo-palestinien, raconté par un des deux camps, et le « déjà vu » allaient se transformer en étiquette, pour donner lieu à une « nouveauté ».

Mais heureusement qu’il ne faut pas juger un livre à son titre. Ce roman à plusieurs voix et d’une étonnante oralité donne corps aux femmes qui ont côtoyé de près l’ancien premier ministre israélien, pour mettre en lumière ce qu’autrement serait resté dans l’ombre : le côté obscur et profondément inhumain de celui que certains appellent « le bourreau du Liban ». Parmi toutes les voix des femmes qui défilent dans « le fleuve de sa conscience », celle de la mère est de loin la plus significative parce que grâce à sa vie et à sa mort, on comprend un peu mieux celle du fils.

Par delà la mort

Véra, l’exilée russe, l’éternelle « naufragée dans une terre étrangère parmi un peuple ingrat » dont elle est censée faire partie, mais dans lequel elle ne se reconnaît guère, restera à jamais rebutée devant un projet politique si peu organique. Elle s’adresse au fils par delà la mort pour lui dire qu’elle est heureuse qu’il ait perdu la mémoire et qu’il soit proche d’elle dans ce lieu où la conscience ne « doit rien à personne », car c’est précisément dans ce no man’s land qu’elle lui demande de lui pardonner sa légendaire froideur à son égard. Elle s’avoue ne pas être la femme dure qui émigre en Palestine pour construire Israël, mais plutôt l’épouse misérable exilée au pays d’Herzl qui ne sait pas comment réconcilier sa vie sacrifiée sur l’autel des hommes prêts à mourir pour une idée.

Dans ce livre savamment documenté par une anthropologue, c’est plutôt le talent d’écrivain qui nous fait comprendre que derrière chaque être humain, qu’il soit héros ou bourreau, défilent les voix des autres, avec leurs propres bagages déposés sur l’écran de nos consciences, pour tisser à jamais les fils de notre identité. S’il appartient à chacun de faire la part des choses, il n’est pas question de faire de procès moral. Il faut plutôt tenter de braquer la lumière sur l’altérité afin de saisir une partie de son caractère insaisissable. Or, étant donné la complexité historique et géopolitique du roman, on ne peut que s’incliner devant la sensibilité et le souci d’objectivité de cette plume prometteuse farouchement fluide et que le théâtre gagnerait à découvrir.

À voir en vidéo