Le Brésil coupé en deux
Le 7 octobre, le Brésil verra s’affronter, au premier tour de l’élection présidentielle, un fantôme en prison et un grand blessé cloué à l’hôpital… Le fantôme en prison, c’est l’ancien président Lula da Silva, toujours adulé par une bonne moitié de l’électorat du pays, autant qu’il est haï comme le démon par la majorité de ceux qui le rejettent.
Lula a été officiellement disqualifié après deux condamnations pour corruption, qui équivalent selon ses partisans — et quelques autres aussi — à une forme de justice politique, de lynchage par des éléments dévoyés du pouvoir judiciaire.
Dans sa cellule, Lula a abandonné ses recours pour rester candidat, et passé la main, comme candidat du PT (le Parti des travailleurs), à celui qui était son numéro deux, l’ex-maire de São Paulo Fernando Haddad.
En face de lui, un homme que l’hebdomadaire britannique The Economist qualifie en page couverture de « nouvelle menace pour l’Amérique latine »… en évoquant le fantôme d’Augusto Pinochet, dictateur du Chili de 1973 à 1990.
Jair Bolsonaro est aussi qualifié de « Donald Trump brésilien », même s’il est « plus extrême » que le président américain. Au détriment des forces traditionnelles et corrompues de la droite anti-PT, il a pris la première place dans les sondages après le retrait de Lula (qui auparavant écrasait dans les projections tous les autres au premier tour). Bolsonaro fait aujourd’hui la course en tête (avec 24-28 %), dans un peloton de dix candidats et deux candidates.
Député depuis près de 30 ans, ce militaire de réserve est un nostalgique de la dictature (1964-1985). Son discours est explicitement raciste et misogyne. Il a déjà dit : « Si mon fils était homosexuel, je préférerais qu’il meure dans un accident d’auto. » Récemment, il a déclaré qu’il faudrait « fusiller » tous les militants du Parti des travailleurs. Tout cela peut expliquer que la sympathie des autres candidats à son égard, après le grave attentat qui a failli le tuer le 6 septembre, est restée plutôt discrète. Depuis, il fait campagne de son lit d’hôpital, tentant de profiter de son aura de martyr et de miraculé.
Ce face-à-face annoncé du second tour, c’est l’image d’un Brésil coupé en deux par un mur de haine, dans ce qu’on peut appeler une version XXIe siècle de la lutte des classes. Et aussi un affrontement que les « centristes » des partis habituels du centre droit, PMDB et PSDB, appellent (injustement, car ni le PT ni Fernando Haddad ne sont « extrémistes ») une « montée aux extrêmes », renvoyant dos à dos le candidat du PT… et le véritable extrémiste qu’est, lui, Bolsonaro.
S’il fait peur à beaucoup de monde, Bolsonaro est aussi très populaire parmi ceux qui, de l’autre côté de l’impitoyable division sociale du Brésil — non seulement chez les vrais riches, mais aussi et surtout parmi la petite bourgeoisie blanche —, n’ont jamais digéré les « années Lula », qui avaient permis à des millions d’exclus d’accéder à la consommation.
Cette classe moyenne a été bousculée par tous ces nécessiteux qui soudain l’étaient moins, par ces employés de maison qui du jour au lendemain se retrouvaient protégés par la loi du salaire minimum — ce qui a été très mal vécu par toute une classe modérément aisée. Pour eux, les « années Lula » et le PT au pouvoir, c’était non seulement les scandales de corruption (qui ont au demeurant éclaboussé tous les partis ou presque), mais aussi un sentiment de déclassement relatif face aux pauvres en ascension. Cette rancoeur explose aujourd’hui ; elle explique le phénomène Bolsonaro.
Ce crypto-fasciste peut-il gagner ? Les simulations du second tour lui accordent un potentiel de 40 %… avec un plafonnement au-delà, tant l’homme suscite la répulsion et la crainte, y compris chez un certain nombre de conservateurs.
Fernando Haddad, lui, suscite également un grand rejet, puisqu’il est l’héritier de Lula. Mais le refus viscéral à son égard, dans l’éventualité d’un tel second tour, paraît moins élevé que pour Bolsonaro.
Il reste que cet affrontement, et l’effacement des autres options politiques, balayées par la corruption et l’écoeurement populaire, ne sont pas de bon augure pour la démocratie au Brésil… sous l’oeil d’une armée de nouveau remuante.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.