Sonate en trio

Romancière incontournable des dix dernières années, Maylis de Kerangal (Corniche Kennedy, 2008 ; Naissance d’un pont, 2010 ; Réparer les vivants, 2014) inaugure la saison littéraire avec un roman brillantissime sur la rencontre entre le regard, le toucher, la nature et la peinture. Un monde à portée de main (Verticales, 2018) éblouit par la poétique de son écriture allègre et par la finesse de ses descriptions réalistes et inédites. Ce monde, peuplé d’objets, est traversé en vitesse par trois personnages à la fois réels et singuliers, Paula, Kate et Jonas, jeunes peintres en décor spécialistes du trompe-l’oeil.

Roman des objets, non pas tels qu’ils se présentent au regard, mais tels qu’ils sont pris dans un processus de singularisation, extrêmement délicat et composé, jalonné de découvertes et de mutations artistiques. La métamorphose des objets s’y déploie comme se déploient les pétales d’une rose filmée en temps accéléré.

Soudain, le roman se termine, laisse le lecteur sur sa faim. Alors, il remonte les pages, relit, cherche entre les lignes, se perd encore une fois. Dans une grotte, au fond de la mer, dans un marbre Portor dessiné à la main, dans le simulacre séduisant et infiniment complexe de la matière.

Car c’est d’une réflexion sur la vie et sur la nature comme simulacre qu’il s’agit dans ce trompe-l’oeil romanesque. Le fil conducteur qui unit Paula, Jonas et Kate, c’est la peinture. De Moscou, Paula rentre à Paris après avoir peint le salon d’Anna Karénine sur un plateau de tournage à Mosfilm. Fiction imbriquée dans la réalité de la fiction.

L’autre monde

Lors de la même soirée en ville, Jonas annonce qu’il peint (en créateur) une murale du paradis ; alors que Kate rejoint le monde feutré des nantis pour dessiner en marbre Portor les murs et les plafonds du hall d’entrée d’un immeuble avenue Foch. Une murale créative et libérée du joug des commandes sur mesure, et un Portor admirablement peint destiné à l’anonymat, à la non-réception, au non-regard. Alors que Paula, personnage principal du récit, tient bon sur une onde fugitive, heureuse de son « travail d’appropriation de la nature ».

Un flash-back fait remonter le récit quelques années plus tôt, lorsque les trois amis étudiaient dans un institut de peinture à Bruxelles. Pour leur panneau de fin d’études, chacun choisit un objet à dessiner selon la technique du trompe-l’oeil. « Alter objet » animal, végétal ou minéral : la tortue imbriquée de Paula, le chêne de Jonas, le marbre Portor de Kate.

Dans cette sonate en trio composée de deux voix mélodiques (Paula et Kate) et d’une basse continue (Jonas), Paula se distingue par sa mobilité ; elle trace sa ligne de fuite telle une tortue à écailles. Changeante, nomade, insatiable, solitaire. Alors que Jonas semble observer le monde du haut de son chêne sédentaire et majestueux et que Kate se fond dans les veinures d’un Portor infaillible et spectaculaire, Paula bouge.

De Paris à Bruxelles, en passant par Turin, Rome et Moscou. On la suit sur les chemins, on la voit se dérober aux regards, munie d’un sac à dos pour ses effets personnels et d’un sac à outils pour sa peinture.

Pour elle, le monde tient juste derrière les objets, à portée de main, sans prétention, sans hypocrisie. Elle est l’opposée de la directrice de l’institut qui, tel un chaman, est prête à révéler d’un coup de baguette magique (le regard et la main) ce monde fuyant et monumental. Entre-temps, la technique s’apprend dans la raideur des salles de classe, dans la fatigue et l’incertitude, dans l’initiation et la liminalité. Le chaman peut énumérer les couleurs du monde, mais il ne pourra jamais le posséder.

Qu’est-ce que le trompe-l’oeil ?

Art ou artisanat ? Imitation ou création ? Paula, Kate et Jonas se posent constamment ces questions alors que le monde, du moins au sein de l’institut, leur donne une gifle, un verdict sans appel : la singularité est une erreur technique. Cependant, Jonas veut, obtient le droit d’avoir une signature. Hormis une histoire d’amour passagère entre Paula et Jonas, amour calqué sur des scènes de cinéma, Paula s’investit corps et âme dans le métier et se sert du copiage pour imaginer le monde.

Paula et Kate finissent par plonger. L’une au fond de la grotte de Lascaux à la découverte des ancêtres de l’art anonyme, l’autre au fond de la mer pour observer les baleines. Le monde peut venir maintenant et avec lui une signature.

Maîtresses de l’illusion, elles se lancent regards et mains dans cette « aventure sensible qui vient agiter la pensée, interroger la nature de l’illusion, et peut-être même… l’essence de la peinture ». Elles savent qu’elles sont artisanes, bûcheuses, et qu’elles seront toujours prêtes à regarder et à se fondre dans la matière. Quant à Jonas, il faudra qu’il ajoute un singe à son paradis.

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