Poursuivre le Conseil de presse?

On apprenait la semaine dernière que Le Journal de Montréal et le Groupe TVA entreprennent une action judiciaire contre le Conseil de presse du Québec. Ces entreprises, qui ne sont pas membres du Conseil de presse, lui reprochent de porter atteinte à leur réputation. Elles veulent que le Conseil cesse de rendre des décisions à leur égard. Dans ses décisions à la suite de plaintes qui lui sont adressées, le Conseil de presse exprime des avis sur la façon dont ces médias effectuent leur travail. Les tribunaux auront à déterminer si les propos du Conseil de presse à l’égard de ces médias ont un caractère fautif au regard de la loi. Mais ces actions donnent à réfléchir sur le statut et le rôle du Conseil de presse.

Le Conseil n’est pas un tribunal

Certains peuvent être surpris que le Conseil de presse puisse faire l’objet d’actions judiciaires pour les décisions qu’il a rendues. C’est que, sur le plan juridique, le statut du Conseil de presse est celui d’un organisme sans but lucratif. Le Conseil a le même statut qu’un club de golf ou une association de promotion de la pratique du judo. À la différence de ce qui prévaut pour un tribunal, lorsque le Conseil publie un jugement ou exprime un blâme à l’endroit d’une personne, ses propos ne bénéficient pas d’une immunité. Ils peuvent être reconnus fautifs au même titre que tout autre propos diffusé dans l’espace public.

Contrairement à un tribunal, le Conseil de presse ne peut forcer qui que ce soit à répondre à ses demandes. Les lois n’obligent pas les médias à y adhérer. Lorsque le Conseil étudie une plainte à l’égard d’un média ou d’un journaliste, il a le même statut que toute autre personne qui enquête ou exprime une opinion au sujet d’une autre personne ou d’une entreprise.

Par-delà le statut juridique de l’organisme, l’existence de telles poursuites judiciaires met en lumière des enjeux fondamentaux de la régulation des médias. Alors qu’il a été institué principalement pour assurer que les médias rendent compte de leurs actions, le Conseil semble s’être peu à peu métamorphosé en une sorte de tribunal de la rectitude déontologique. Tenant souvent pour acquis qu’il n’y a qu’une seule façon de faire du « bon » journalisme, le Conseil tend à imposer les mêmes critères déontologiques à tous les médias, sans égard aux valeurs qui leur sont propres. Par exemple, les valeurs d’un média comme Le Devoir peuvent être différentes de celles qui animent d’autres médias. En contexte démocratique, cela paraît inhérent à l’idée même de pluralisme de l’information. Juger les comportements d’un média en fonction de normes auxquelles celui-ci n’adhère pas peut constituer un processus arbitraire.

Normes déontologiques et normes juridiques

 

Il y a une distinction majeure entre les normes déontologiques et la Loi. L’éthique et la déontologie peuvent impliquer des limites. Mais ces limites sont consenties par les médias ou les journalistes. Dans une société comme la nôtre, qui garantit la liberté de presse, les limites obligatoires imposées aux médias ne peuvent découler que de la loi. Par contre, la déontologie peut différer d’un milieu journalistique à l’autre. Imposer une vision déontologique à un média qui n’y adhère pas est donc difficilement conciliable avec la liberté de presse.

Certes, les énoncés à caractère déontologique peuvent être des indicateurs de la conduite correcte au regard de la loi, mais ils ne sont pas impératifs comme le sont les dispositions des lois. Dans les sociétés démocratiques, il coexiste une pluralité de conceptions à l’égard des valeurs et de leur importance par rapport aux autres valeurs. Par exemple, certains pourront adhérer à une vision du monde qui accorde un poids plus important à la protection de la réputation des personnes, même si cela peut impliquer de taire certaines informations. L’inverse est aussi possible : d’aucuns peuvent estimer que certains faits et gestes méritent d’être dénoncés même si cela peut au passage écorcher quelques sensibilités.

Lorsque le Conseil de presse prétend appliquer les mêmes normes à tous les médias et donner à ces normes la même portée, il risque de méconnaître la diversité des différents médias. Cela accroît la possibilité que les médias dont le comportement est l’objet de ses regards critiques estiment qu’ils sont victimes de dénigrement ou d’atteintes fautives à leur réputation.

Même si sa mission est d’être un « tribunal d’honneur » des médias, le Conseil de presse ne possède ni les moyens ni les attributs des tribunaux. Dès lors qu’il s’avise de porter un jugement sur des entreprises ou des personnes qui ne souscrivent pas aux valeurs qu’il a entrepris de promouvoir, il risque de devoir répondre de ses propos devant les (vrais) tribunaux. Ceux-ci auront alors à déterminer si les évaluations, jugements et opinions exprimés par le Conseil ont ou non un caractère fautif au regard de la loi.

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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