Internet: le retour sur terre

La généralisation d’Internet figure au nombre des plus importantes innovations de l’histoire humaine. La capacité que procure le réseau de faire circuler l’information a révélé les limites d’un monde érigé en fonction des frontières territoriales. De même, l’ampleur des possibilités désormais à la disposition des individus connectés contribue à changer les façons de voir et de faire. On s’informe différemment, on consomme autrement.

Mais l’utopie d’Internet, celle que célébrait John Perry Barlow dans sa célébrissime « Déclaration d’indépendance du cyberespace »,se révèle de plus en plus un mirage. Cet été, le créateur du Web, le chercheur Tim Berners-Lee, exprimait ses inquiétudes à l’égard de ce qu’Internet est devenu. Sur le Web, la domination des grands joueurs engendre des déséquilibres de plus en plus ressentis.

Certains s’alarment des méfaits résultant des règles imposées par les Google, Amazon, Facebook et autres grands acteurs du réseau. Plus rares sont ceux qui intéressent à ce qu’il faut faire face aux risques induits par ce qu’Internet est devenu.

Des États envisagent de revoir leurs façons de réguler ce qui se passe sur Internet. Dans un rapport déposé en juillet, un comité parlementaire britannique remettait en question la pertinence du cadre juridique prévalant dans plusieurs pays et qui exonère les plateformes comme Facebook de pratiquement toute responsabilité.

 

En France, le gouvernement vient d’annoncer une consultation sur les régulations en concurrence d’Internet. Une reconnaissance que sur Internet les régulations sont en concurrence les unes avec les autres. Les lois des États ne sont pas les seules à régir les comportements. Elles sont en concurrence avec les normes imposées par les grands acteurs du réseau. C’est ce qui fait qu’une entité privée est en position de censurer selon des critères qui ne sont pas forcément ceux des lois votées par les élus; comme l’expliquait récemment un reportage d’Annabelle Caillou, Facebook censure les images et les autres messages. Il y a quelques jours, on apprenait que Google nous localise sans toujours nous prévenir. Amazon nous montre des produits en fonction de notre historique d’achat. Netflix utilise les masses de données pour déterminer les contenus proposés aux abonnés. Voilà autant d’exemples de régulation par défaut. Tout cela témoigne que, sur Internet, des régulations privées concurrencent celles des États.

Devant les possibles dérives de ces régulations privées, il faut se demander comment le droit étatique doit intervenir. De tout temps, les acteurs dominants ont eu des pratiques qui n’étaient pas compatibles avec les valeurs qui prévalaient au sein d’une société spécifique. C’est habituellement pour rétablir les équilibres rompus que le droit des États est appelé en renfort. Mais lorsque ça se passe sur Internet, les autorités hésitent souvent à agir.

Pourtant, avec le basculement dans le cyberespace de pratiquement toutes les interactions, il faut penser les régulations en se détachant des visions simplistes qui ont caractérisé les premières décennies d’Internet. La rengaine de la prétendue impossibilité pour les États de réguler ce qui se déroule dans le cyberespace ne peut tenir lieu de politique.

Dans l’univers en réseau, il importe de comprendre les conditions d’application effective des lois des États. Sur Internet, il y a concurrence entre les règles découlant des lois des États et les autres règles appliquées par les acteurs privés. Dans cet environnement peu sensible aux frontières territoriales, les règles qui finissent par prévaloir sont celles qui engendrent suffisamment de perception de risques auprès des individus ou des entreprises.

Pour assurer le respect des valeurs auxquelles les populations sont attachées, les États doivent mettre en place des règles du jeu qui induiront chez les acteurs visés une conviction qu’ils ont plus à perdre qu’à gagner à faire fi des lois étatiques.

Par exemple, les interdits de la pornographie juvénile mis en place dans plusieurs pays sont énoncés et appliqués de manière à rendre extrêmement risquées la diffusion et même la consommation de ce type de contenus. Cet exemple porte sur un type de contenu extrême, mais il illustre comment s’appliquent les lois étatiques sur Internet. Plus une norme est légitime, plus elle est mise en place dans une pluralité de pays, plus elle crée du risque et plus elle est susceptible de s’appliquer efficacement.

Les États doivent rapidement mettre à niveau leurs lois et surtout les stratégies assurant leur application effective. Pour ce faire, ils doivent calibrer leurs mesures réglementaires en faisant en sorte que les différents acteurs dans le réseau perçoivent qu’ils courent plus de risques à ignorer leurs lois qu’à s’y conformer.

Notre chroniqueur est membre du comité d’experts nommé par le gouvernement fédéral pour moderniser les lois canadiennes sur les télécommunications et la radiodiffusion.

À voir en vidéo