Marchés participatifs: devenir épicier pour se mêler de ses oignons

L'époque est à la bonne chère, et l’alimentation est devenue une obsession collective. Du petit écran aux rayons des librairies, les livres de recettes font désormais de l’ombre aux romans. Soit. Pourtant, combien de personnes ont la vague impression de se faire rouler dans la farine en faisant leur marché ou de compter pour des prunes dans le vaste système de l’industrie alimentaire ?
Fausses tomates bio, pâte de tomates « italienne » fabriquée en Chine, origan gonflé aux noix moulues, huiles d’olive frelatées : on nous en passe, des sapins et du safran de pacotille dans le panier. Entre sirops d’érable et miels dopés au sucre liquide, il y a anguille sous roche sur les étals. Surtout au comptoir des poissons, dont l’appellation incontrôlée sert à faire avaler des couleuvres aux consommateurs désœuvrés.
Plus discrète que le trafic de drogue ou des armes, la fraude alimentaire, qui friserait les 40 milliards par année dans le monde, est le nouvel eldorado des mafieux. Pour faire du blé, certains se lancent dans l’huile d’olive au pétrole ou dans la boîte de conserve à la kalachnikov. Moins risqué. Super payant.
Dans ce contexte d’aliments trafiqués, plusieurs troquent le « Choix du Président » pour l’épicerie collaborative, un modèle où chacun devient cogestionnaire d’un marché collectif. On partage bien les voitures pour rouler moins cher, pourquoi pas des épiceries pour mieux gérer son assiette ?
C’est ce qui motive Marie-Claude Rose, une des instigatrices et membres de la nouvelle coop alimentaire Le Détour, un petit marché communautaire ouvert en mai dernier aux confins de Pointe-Saint-Charles, après 10 ans d’intense gestation. Une oasis nutritive posée en plein cœur d’un « désert alimentaire », où l’on trouve désormais plus de 400 produits secs ou frais, triés sur le volet en fonction des élans gustatifs des membres.
Le modèle fait déjà tache d’huile en Europe, où de nombreuses coops comptent des milliers de membres qui enfilent le tablier d’épicier trois heures par mois en échange d’aliments offerts au rabais.
« Pour tenir la route, il faut que les membres donnent un peu de leur temps. En économisant sur la main-d’œuvre, ça nous permet d’offrir des produits de 20 à 30 % moins chers », explique Marie-Claude Rose.
Après un mois, ils étaient déjà 127 à relever leurs manches au Détour pour profiter d’un panier bon marché. Le jour de notre visite, les rayons regorgeaient de « casseaux » de fraises fraîches, livrées par un petit producteur local. « En général, les gens font ce qui leur plaît. On a même un sociologue aujourd’hui qui tient la caisse ! » lance l’apprentie en riant.
Des dames d’une résidence pour personnes âgées s’acquittent du lavage des tabliers. « Les gens rentrent, se mettent à jaser et sourient quand ils se rendent compte que c’est le voisin qui est à la caisse ! Ce n’est pas juste une question de prix et de qualité des aliments, mais aussi une façon de socialiser et de mêler les gens du quartier », explique-t-elle.
Faire des petits
Les novices du Détour sont allés s’abreuver l’hiver dernier à leur source d’inspiration, la Park Slope Food Coop à Brooklyn. La Mecque de l’épicerie participative, fondée il y a plus de 40 ans à deux pas de la Grosse Pomme, compte aujourd’hui 16 000 membres et génère plus de 50 millions de dollars en chiffre d’affaires. « Ils nous ont donné plein de tuyaux sur le métier, raconte l’épicière néophyte. Surtout pour minimiser les pertes. » Là-bas, on parvient maintenant à réduire les prix de 20 à 40 %, parfois jusqu’à la moitié dans le cas des aliments bio.

Ce modèle, exporté en 2010 par deux Américains installés à Paris, a d’abord fait des petits en France. L’épicerie La Louve, ouverte en 2016 rue des Poissonniers, compte déjà 6000 membres qui ont avancé 100 euros pour adhérer à cette forme de démocratie alimentaire et avoir le fin mot sur ce qui sera offert sur « leurs » tablettes. Lyon, Bordeaux, Toulouse, Bayonne, Montpellier, bientôt Marseille : chaque mois, des citoyens d’autres villes emboîtent le pas, séduits par cette nouvelle façon d’envisager l’alimentation.
« Ça a commencé par une centrale d’achats sur Internet, puis on a lancé une campagne de sociofinancement pour démarrer avec 15 000 euros. On en a amassé 21 000 ! » raconte, enthousiaste, Charles Godron, coordonnateur et membre de La Cagette, à Montpellier.
L’affaire a grossi, si bien que La Cagette, qui compte aujourd’hui 1250 membres et offre 2500 produits, vient d’investir les locaux désaffectés d’un supermarché vacant.
« Notre première motivation, c’est le rapport humain et le fait d’avoir des aliments à un prix correct », soutient M. Godron, qui ne cache pas son bonheur de faire la barbe aux géants de l’alimentation.
« On ne connaît pas les marges de la grande distribution, qui détient 80 % des parts de marché en France et ne divulgue pas ses marges. Nous, on est totalement transparents sur les prix. On offre un modèle économique différent. C’est sûr qu’on est des microbes face à ces géants. On ne leur fait pas concurrence, même aux petits commerçants. On veut participer à la réflexion sur d’autres façons d’aborder l’alimentation. C’est peut-être utopiste, mais ça marche ! » ajoute le Montpelliérain.
Dans la cour des géants
À la coop Le Détour, dans l’ombre des nouvelles tours rutilantes de Griffintown, on reconnaît que jouer dans la cour des grands de l’alimentation n’est pas de tout repos. Se frotter aux colosses donne parfois du fil à retordre aux idéalistes, convient Marie-Claude Rose. Les Kraft, Nestlé, Unilever et autres titans de l’alimentation n’ont que faire de petits acteurs comme eux.
On n’a pas à dire aux gens du quartier quoi manger et à prôner le bio à tout prix. Offrir une alimentation abordable, ça veut aussi dire des pizzas congelées, des hot-dogs, et même du Cheez Whiz.
« Même si on ne vise pas le profit, les gros fournisseurs ne négocient rien. On paie même certains aliments plus cher que les grandes surfaces, qui ont des tarifs préférentiels et vendent certains de leurs produits d’appel à perte, comme le ketchup, la moutarde ou le beurre d’arachide. »
N’empêche, la petite coop réussit malgré tout à limiter la marge perçue sur les aliments à environ 25 %, une bouchée de pain par rapport à ce que prélèvent les supermarchés sur certains produits de base. Comment ? On n’y trouve aucun affichage tapageur lié à une marque, ni « promotions » ou spéciaux dictés par les surplus de marchandises.
« En grande surface, vous avez 42 sortes de tomates, avec ou sans sel, ou sans herbes, etc. Est-ce vraiment nécessaire ? Ici, il y en a une seule, pas chère, qui fait l’affaire de tout le monde parce que les membres l’ont choisie ! » ajoute Marie-Claude Rose. Une sorte de simplicité alimentaire, quoi.
La première règle est d’offrir moins, mais à un « juste prix », en limitant le stock et la liste des fournisseurs. Mais qu’est-ce que le « juste prix » ? On s’y fait un devoir de bien traiter les petits fournisseurs locaux, qui travaillent dur pour écouler leurs produits sur le marché.
Loin de jouer les puristes, la coop ne veut surtout pas être perçue comme une épicerie fine parachutée dans le quartier pour le seul bonheur des hipsters et des bobos qui viennent s’y réfugier. Chaque semaine, l’épicerie tient des portes ouvertes et des séances d’information pour inciter la population locale à passer la porte.
Si on privilégie l’aliment local, on n’en fait pas une religion. « Il y a toute une réflexion qui se fait là-dessus avec nos membres. On n’a pas à dire aux gens du coin quoi manger et à prôner le bio à tout prix. Offrir une alimentation abordable aux gens du quartier, ça veut aussi dire des pizzas congelées, des hot-dogs et même du Cheez Whiz », insiste la nouvelle épicière.
Comme le petit village gaulois d’Astérix, la coop de Pointe-Saint-Charles, berceau de bien des mouvements contestataires, continue de voir grand pour ce quartier longtemps malmené. « L’alimentation, c’est une grosse machine, constate Marie-Claude Rose. Mais ce qu’on apprend, c’est que c’est possible de s’autogérer, de s’organiser, de ne pas manger n’importe quoi et de démystifier l’univers alimentaire. »
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.