Effacer le passé: un droit?
A-t-on le droit d’exiger qu’on efface les documents qui témoignent de faits passés qu’on veut faire oublier ? La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu fin juin une décision qui limite le droit des personnes d’exiger qu’on efface des archives publiques les informations qui ne leur conviennent pas. Mais il demeure clair qu’en droit européen, le droit à la vie privée des condamnés pour crimes graves peut prévaloir sur le droit du public de connaître les faits criminels ayant donné lieu à un procès public. Une telle vision pourrait être importée au Canada.
Deux demi-frères ont été condamnés en 1993 à la prison à perpétuité pour l’assassinat, trois ans plus tôt, d’un acteur allemand. Ils ont tenté sans succès de faire infirmer leur condamnation. Ils ont purgé leur peine jusqu’à leur libération conditionnelle en 2007 et 2008. Aussitôt libérés, ils ont poursuivi des médias qui, lors de leur procès, avaient rapporté leurs faits et gestes ayant conduit à leur condamnation. Ils réclamaient l’effacement de reportages relatant le déroulement de leur procès. En particulier, des articles rendant compte du crime commis et donnant des détails sur la vie des deux condamnés, avec leur nom et photo.
Le droit à l’effacement
Un tribunal de première instance leur a donné raison en invoquant que leur intérêt à ne plus se heurter à leurs gestes criminels aussi longtemps après leur condamnation l’emporte sur l’intérêt du public à en être informé. La Cour d’appel de Hambourg confirma ces décisions en 2008. Elle évoquait notamment le risque que d’autres personnes, tels un voisin, un employeur ou des collègues de travail, puissent repérer le nom des condamnés et mettre en péril leur resocialisation.
Les médias ont contesté ces décisions de censure devant la Cour fédérale allemande. Contrairement aux tribunaux s’étant jusque-là prononcés, celle-ci a décidé que, même s’ils ont purgé leur peine, les deux condamnés pour meurtre ne peuvent se prévaloir d’un « droit absolu » à ne plus se heurter à leurs gestes passés. La Cour a plutôt retenu que le juge appelé à décider d’une demande de censure doit examiner la gravité de l’atteinte aux droits des anciens criminels pouvant résulter de l’existence d’archives sur leurs gestes passés et leur intérêt à se resocialiser. La Cour estime qu’il faut que le juge tienne compte de la manière dont la personne visée est présentée dans le reportage et d’à quel point celui-ci a bénéficié d’un haut degré de diffusion. En clair, réviser a posteriori le contenu des reportages.
La CEDH a confirmé la décision et a convenu avec le Tribunal d’appel allemand que les médias ont pour mission de participer à la formation de l’opinion démocratique en mettant à la disposition du public des informations anciennes conservées dans leurs archives.
Mais ce qui est inquiétant dans ces décisions est que les tribunaux européens admettent qu’il peut être légitime pour une personne autrefois condamnée de revendiquer l’effacement des archives des médias relatant ses faits et gestes criminels. Si, dans cette affaire particulière, ils estiment que les conditions ne sont pas réunies pour ordonner la censure des archives, ils n’en reconnaissent pas moins qu’une telle censure soit a priori possible.
Au nom d’une vision large du droit à la vie privée, les juges européens ne voient pas de problème à ordonner l’effacement de documents qui ne contreviennent pourtant à aucune loi. Il ne s’agit pas ici d’articles qui porteraient fautivement atteinte à la réputation ou à la vie privée des condamnés. Au contraire, il est ici question de censurer des articles qui rapportent des événements publics graves, soit un meurtre et les procès qui ont jugé les accusés trouvés coupables. Difficile d’imaginer une question plus directement liée à l’intérêt public.
Et au Canada ?
Cette affaire illustre les différences entre les conceptions européennes et nord-américaines des droits et libertés. En Europe, on ne voit rien de mal à supprimer de telles informations d’intérêt public. De ce côté-ci de l’Atlantique, on envisage autrement les questions du pardon et de la réhabilitation des personnes ayant autrefois commis des actes criminels.
Par exemple, en droit québécois, c’est uniquement lorsque le rappel de comportements passés n’est pas justifié par un intérêt légitime qu’il peut être puni. Et les tribunaux refusent la suppression de documents d’archives qui ne comportent pas de contenus illégaux.
Mais les visions européennes ont un ascendant au Canada. Dans un document de consultation publié en janvier, le commissaire à la vie privée, appuyé par un comité parlementaire, préconise d’introduire un droit d’exiger l’effacement des liens hypertextes conduisant à des informations publiques sur demande de ceux qui souhaitent faire oublier leurs gestes passés.