Le grincement des chaînes
Tout est essentielle appropriation culturelle. Le génie du blues fut nourri des chants d’esclaves dans les plantations de Louisiane et autres enclaves de travaux forcés, mêlés des gospels et des rythmes africains. Sur ces terreaux, le jazz et le rock ont poussé aussi sous influences et mutations diverses. On ne saluera jamais assez l’apport capital des communautés noires à la musique américaine et occidentale.
Le blues est né d’un pleur, le rock d’un hurlement, résume-t-on d’un alexandrin devant tant de résilience créative. Accords et couplets de milliers d’artistes blancs ou noirs s’accordent aux grincements des chaînes afro-américaines.
L’odyssée théâtrale de SLĀV de Betty Bonifassi, la chanteuse des Triplettes de Belleville, et de Robert Lepage s’y abreuve aussi. D’où la controverse. Deux choristes-comédiennes sur six dans SLĀV ont la peau foncée, mais la production est jugée trop blanche par les détracteurs du show, dont Lucas Charlie Rose, artiste de la communauté noire à l’origine des manifestations devant le TNM, criant à l’appropriation culturelle.
Plus clairsemés, les protestataires, mercredi soir, qu’à la première de SLĀV la veille, mais toujours virulents.
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Jamais Betty Bonifassi, qui s’était produite et avait endisqué dès 2014 les albums Chants d’esclaves, chants d’espoir et Lomax après de longues années de recherches, n’aurait eu à affronter pareil vent de controverse sans son association avec le très médiatisé Robert Lepage, pourtant chargé de bonnes intentions. Le dramaturge de Vinci et de 887 voulut mettre en scène à ses côtés un spectacle d’envergure, hélas ! bien décevant, lancé au Festival de jazz de Montréal.
Face aux clameurs, tous deux brandissent avec raison la liberté d’expression pour une production abordant autant le métissage que l’esclavage.
Rappelons que la chanteuse s’était à l’origine beaucoup basée sur les compilations de l’ethnomusicologue Alan Lomax. Entre les années 1930 et 1960 pour les archives de la Library of Congress, aux côtés de divers collaborateurs, dont le folk singer Pete Seeger, il avait enregistré, souvent en prison, un répertoire survivant à l’abolition de l’esclavage.
Souhaitons de tout coeur à la communauté noire de se réapproprier plusieurs de ces chants en les chargeant de ses voix et de ses références.
Entre critique et enjeux
On espérait de SLĀV un spectacle à hauteur de publicité sous poids de controverse. À la hauteur aussi du talent de Lepage et de la voix puissante de Betty Bonifassi, plus inspirée dans les albums à sa source que sur la scène du TNM — stress palpable lié à la polémique, on n’en doute pas. Le choeur, le jeu, les danses sont portés par des interprètes trop inégales, hormis Bonifassi et Sharon James, les mécaniques scéniques d’Ex Machina sur rails et projections paraissent lourdingues, tout comme le déroulé de l’histoire mondiale de l’esclavage, malgré un très beau chant bulgare en choeur d’ouverture. Quant aux volets théâtraux, sur trame contemporaine ou pas, ils dégagent davantage de mièvrerie que d’émotion.
Important rendez-vous manqué de créateurs désireux de rendre hommage à la souffrance et au génie d’une humanité éprouvée et en plein droit de s’y frotter. Leurs pas paraissent d’autant plus pesants sur terrain vraiment miné…
De fait, impliquer davantage en amont la communauté noire, peu présente sur nos scènes, à un projet aussi névralgique aurait été mieux avisé et plus respectueux de la part du tandem, avec au bout, un spectacle sans doute mieux teinté de vérité. Question de sensibilité, car il faut sortir du domaine du droit ou de la critique pour saisir les enjeux chargés d’affects de l’affaire SLĀV. Taxer de « rectitude politique » les cris de la communauté noire sur un sujet aussi occulté et douloureux que l’esclavage a quelque chose d’obscène.
Chaque fois que j’ai mis les pieds sur une terre marquée par le passé d’esclavage, non seulement dans le sud des États-Unis, mais aux Antilles françaises ou à l’île Maurice en plein océan Indien, cette terrible réalité-là m’est apparue comme une arête coincée dans la gorge collective.
J’y ai vu des communautés noires en état de suffocation aux prises avec des legs rougis, transportés tels quels d’une génération à l’autre. Le temps y semblait suspendu, faute de lieux de mémoires consacrés à ces épisodes terribles, comme pour la Shoah, faute de vraies excuses des autorités blanches toujours en place et oppressantes. Ce tabou-là, je le saisissais in situ, empêche littéralement la libération et l’intégration de bien des Noirs à leurs sociétés.
Mercredi soir, devant SLĀV, une cohorte de visages hostiles, fermés, souffrants ou pleins d’espoir, rencontrés sur ces lieux hantés, sont revenus me parler. Tout est essentielle appropriation culturelle, me disaient-ils, mais certaines mémoires sont si sensibles, voyez-vous… Autant nous consulter avant de rouvrir des plaies en notre chair douloureuses à hurler.