La grève des unes, le travail de toutes

Le 6 juin, après 39 mois sans convention collective, les travailleuses de 57 centres de la petite enfance (CPE) de Montréal et de Laval ont déclenché une grève. Un débrayage de 11 jours, fait du meilleur comme du pire.

D’un côté, une solidarité imparable : « Du jamais vu en 24 ans de carrière », lance Nancy Larocque, éducatrice d’un CPE d’Hochelaga. « Les parents participaient au piquetage, refusaient qu’on rentre au travail à n’importe quel prix. Un réseau de soutien s’est mis en place, pour rendre la grève plus supportable. »

De l’autre, des parents échaudés ont réclamé que cette grève soit déclarée illégale. Pertes de revenus, angoisse, fatigue, pertes d’emploi, chaos… Et pourquoi, au fond ? Il s’est même trouvé Mario Dumont pour dire à la télé que les éducatrices ne comprenaient pas les « vrais problèmes du quotidien » des gens, ce qui ne manque pas d’ironie. Qu’y a-t-il de plus « vrai », pourtant, que soigner, éduquer, nourrir les enfants ? Les éducatrices gèrent les vrais problèmes du quotidien dans ce qu’ils ont de plus immédiatement lié à la vie nue.

Or, lorsque les éducatrices mettent leur pied à terre et exigent qu’on respecte leur travail, elles ne soulèvent pas seulement des questions « quotidiennes ». Elles posent aussi une question politique, qui justifie des moyens politiques. Elles posent en fait la première des questions politiques, celle qui sous-tend toutes les autres : qui travaille pour libérer qui ?

Suffit, pour le comprendre, d’observer à quel point la grève des CPE perturbe le cours normal des choses. Elle glisse un caillou dans l’engrenage du travail productif, renvoyant un fardeau immense dans la sphère privée. Et soudain, la valeur d’un travail souvent méprisé se révèle. Les éducatrices en grève nous rappellent que leur travail est la condition même de l’autonomie de celles qui, autrement, supportent la majeure partie du fardeau domestique. Cette grève traduit la lutte quotidienne des mères et des travailleuses qui, encore, sont d’abord ménagères.

Toutes les femmes sont d’abord ménagères : on croyait avoir laissé ce slogan dans une autre époque. L’historienne Camille Robert en a pourtant fait le titre d’un ouvrage récent, qui retrace les luttes des féministes québécoises pour la reconnaissance du travail ménager. On y voit que le noeud politique qu’est la prise en charge du fardeau domestique traverse le temps.

Mme Robert m’explique que les luttes pour la création de garderies populaires naissent dans les années 1970, alors que des femmes proposent de socialiser la charge familiale et ménagère, pour s’émanciper. On revendique la création d’un réseau autonome, géré par la communauté, mettant la table pour la création du réseau public, dans les années 1990. « Derrière ça, il y a l’idée que la charge des soins aux enfants est un enjeu collectif, qui doit être partagé par tous, pour que les parents, particulièrement les mères, puissent travailler ou faire autre chose. »

 

On semble aujourd’hui déterminé à rejeter cet héritage. On malmène les CPE : compressions, modulation des tarifs, virage entrepreneurial. On les gère comme des petites business au mépris des travailleuses, gommant au passage les principes qu’incarne l’institution.

Lorsque les éducatrices faisaient la grève, beaucoup de parents se sont en effet trouvés démunis, isolés ou coincés par l’intransigeance d’un employeur. Ils sont vite arrivés au bout du rouleau, perdant de vue leurs intérêts communs avec les grévistes. La solidarité s’est effritée. Placer des gens épuisés en compétition pour mieux neutraliser toute mobilisation et justifier tous les sacrifices : voilà ce qui reste des liens sociaux après deux décennies de politiques néolibérales.

« Le néolibéralisme perturbe aussi spécifiquement le travail de reproduction sociale, ajoute Camille Robert. Lorsque des conflits de travail liés à ce type d’emploi surviennent (infirmières, éducatrices, enseignantes), on les prend séparément et on oublie les dynamiques plus larges. » On peine à voir que les grèves des unes façonnent le travail, l’existence de tous. On conçoit mal qu’elles soulèvent simultanément des enjeux privés et publics, individuels et collectifs. C’est sans doute cette ambivalence qui pousse à les ranger dans la catégorie des « affaires quotidiennes », insignifiantes ; indignes du politique. Pourtant…

En 1975, le Théâtre des Cuisines monte une pièce étonnante, intitulée Môman a travaille pas, a trop d’ouvrage !. Dans la pièce, les ménagères font la grève générale. Chaos total. On veut à tout prix lever cette grève, d’ailleurs incompréhensible au vu des tâches contestées. Que voulez-vous donc ? lance un juge irrité aux ménagères traduites devant lui. Pas compliqué, dit l’une : « Ce qu’on veut, c’t’un monde vivable pour tout l’monde. »

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