«SLĀV»

Le 22 juin, je vous disais au revoir. Je ne pensais pas vous revoir aussi tôt. Betty Bonifassi et Robert Lepage, deux personnes blanches, ont-ils le droit de produire SLĀV, l’« odyssée théâtrale à travers les chants traditionnels afro-américains, des champs de coton aux chantiers de chemins de fer, des chants d’esclaves aux chansons de prisonniers » ? Question trop réductrice.

Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts, a démontré par les expositions D’Afrique aux Amériques : Picasso en face-à-face, d’hier à aujourd’hui et Nous sommes ici, d’ici : l’art contemporain des Noirs canadiens qu’en établissant un dialogue avec les Noirs, il est possible de présenter l’art de manière à préserver notre patrimoine.

Ici, l’anémie de nos voix et la perversion de notre trame narrative dans l’univers médiatique et culturel, en plus de la posture adoptée par Robert Lepage, Betty Bonifassi et le Festival international de jazz de Montréal, qui utilisent l’argument de l’inexistence des couleurs, m’inquiètent.

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Émilie Nicolas, présidente de Québec inclusif, a expliqué à Radio-Canada que « pour les populations noires et autochtones, il y a eu une appropriation historique, une colonisation des territoires, des corps, du labeur, de la culture ».

Chose du passé ? Non. Les rapports de force résultant de la colonisation font en sorte que nous en subissons encore les effets discriminatoires. Sur les plans politique, économique, social, culturel, médiatique. Les tribunes sont rares pour nous. Combien de pièces ont été produites par des auteurs noirs au TNM ?

Cette discrimination elle-même est principalement racontée par les institutions qui la perpétuent ou n’en subissent pas les effets. D’ailleurs, l’industrie médiatique, telle qu’elle est organisée, n’est pas outillée pour discuter de nos réalités avec assez de profondeur. Le fait qu’on me rappelle aussi rapidement pour parler de SLĀV en est un exemple.

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir La pièce «SLAV» puise en partie dans le répertoire des chants d’esclaves afro-américains enregistrés par l’ethnomusicologue américain Alan Lomax au milieu du XXe siècle.

Ceci se traduit aussi par la ridiculisation des voix minoritaires qui s’expriment. Marilou Craft, l’auteure, dramaturge et étudiante en droit qui a écrit « Qu’est-ce qui cloche… avec le prochain spectacle de Betty Bonifassi » dans URBANIA, est l’une des premières à avoir soulevé sans aucun mépris le débat sur la démarche artistique de ce spectacle. En réponse, elle a eu droit à la condescendance de Nathalie Petrowski. Selon elle, Marilou Craft a écrit « pour avoir un maximum d’impact et de clics ». Le fait que cette chronique ait été écrite et autorisée est ahurissant.

Et que dire des acteurs concernés ? Dans un communiqué, Robert Lepage et Betty Bonifassi ont écrit, au sujet de l’histoire de l’esclavage : « [Elle] a été écrite par les oppresseurs autant que par les opprimés, par des Blancs aussi bien que par des Noirs. Et il faut en témoigner, d’abord pour qu’elle soit connue, mais aussi pour éviter qu’elle ne se perpétue. »

Afin de vous autoriser à témoigner de l’histoire de l’esclavage, vous affirmez que mes ancêtres ont participé à l’écriture de cette histoire alors que, justement, ils l’ont subie plutôt que de l’écrire ? Comment cette désinformation se concilie-t-elle avec l’histoire ? Et de quelle manière, selon cette affirmation, puis-je faire confiance à votre pièce ?

De plus, le communiqué du Festival international de jazz de Montréal prend la défense de SLĀV en affirmant que « pendant 39 ans, le Festival a été synonyme de village global où il n’y avait ni race, ni sexe, ni religion et où tous les êtres humains étaient égaux ».

L’intention de promouvoir l’égalité par édulcoration produit l’effet contraire. Ici, elle efface ce qu’est le jazz, genre musical créé dans les communautés afro-américaines. Doit-on aussi rappeler que le précurseur du festival est le Rising Sun Jazzfest, créé en 1978 par un homme noir montréalais, M. Rouè Doudou Boicel ?

Il n’est pas question de censurer la démarche artistique. Mais comme l’a suggéré Nathalie Bondil, les artistes devraient éviter de pécher par arrogance ou indifférence. La voie qu’elle propose est celle de la conversation, ce à quoi les créateurs, ici, ferment la porte.

Martin Luther King a rêvé au jour où « Noirs et Blancs, juifs et non-juifs, protestants et catholiques pourront se donner la main et chanter les paroles du vieux negro spiritual : “Enfin libres, enfin libres, grâce au Dieu tout puissant, nous sommes enfin libres !” ».

Mais son rêve débute par l’atteinte de l’égalité pour tous les humains. Il est donc trop tôt pour chanter le gospel.



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