Sommets

Sa puissante voiture de course, une Lotus bleu nuit, Maurice Beauséjour se l’est offerte pour se féliciter d’avoir gravi l’Everest. À 64 ans, ce Québécois vient de la vendre afin de financer son projet d’escalader cette fois le K2, le deuxième pic du globe.

Des regrets pour sa chic voiture sport ? « Je ne suis pas matérialiste », déclare-t-il. On l’aurait deviné. Après tout, il n’est en quête que de quelques dizaines de milliers de dollars pour s’offrir des transports, des guides, des sherpas, des cuisiniers, de l’équipement, un accompagnement et le reste. Cette ascension du K2, il la fera avec des amis, eux aussi dans la même situation matérielle.

Par les émotions qu’elle génère, l’ascension de très hautes montagnes est devenue un salaire que se versent à eux-mêmes les alpinistes. Et il n’y a pas de prix apparemment pour éprouver la sensation de se payer d’une conquête de la nature.

Moins de gens ont réussi à gravir le K2 que l’Everest, fétiche absolu du genre. Depuis la première ascension réussie de l’Everest en 1953, plus de 4000 aventuriers de la montagne sont parvenus à son sommet. Tout là-haut, on trouve désormais un cimetière de cylindres d’oxygène voués à suppléer à l’insuffisance respiratoire en altitude. Certains n’en sont jamais revenus. Leurs corps gisent à jamais dans des neiges éternelles. Mais qu’importe le tragique de ce passé. Seul compte le présent une fois au sommet, son image, l’idée d’y être associé, du moins pour un instant, dans un mince voile d’air.

L’attention portée à de si hauts sommets appartient à un univers de sensibilités nouvelles qui s’est développé petit à petit. L’alpinisme n’est vraiment devenu un sport qu’après la Seconde Guerre mondiale. D’abord envisagé telle une fraternité de gens qui jouissent de leur temps, l’alpinisme s’est attaché à la longue cordée de l’industrialisation des loisirs et de leur commercialisation.

La haute montagne mise sur l’idée de l’infini et du triomphe de l’individu face à celui-ci. Tout est bien sûr relatif. Dans notre seule galaxie, on estime à plus de 100 milliards le nombre de planètes. Nous sommes infiniment petits. Mais à 8850 mètres, tout en haut de l’Everest ou du K2, il se trouve de plus en plus de gens, immobiles, souverainement silencieux, pour croire que le monde se trouve à leurs pieds.

La montagne donne ainsi lieu à un vaste commerce d’émotions qui révèlent bien cette époque où même la gomme à mâcher promet d’être extrême. Pour 90 000 $ et quelques domestiques sportifs, vous pouvez monter à peu près n’importe où, à condition bien sûr de ne pas être manchot et d’avoir un peu de culot.

Au Québec, on doit à Julien Labedan le développement de l’escalade. Milicien impliqué dans la traque des résistants aux nazis, ce Labedan fut, après la défaite de ceux-ci, activement recherché en Europe. Il était entré au Canada pour échapper à la peine de mort.

L’allégorie du sommet plaît beaucoup de nos jours au monde des affaires. On voit tout de suite la fortune de cette image du sommet associée à la figure de l’entrepreneur, lequel se voit d’ordinaire déjà tout en hauteur et en grandeur. L’image est employée jusqu’à plus soif. « Brillez au sommet ! » « La vie est une montagne à gravir ». Avec la modestie qu’on leur connaît, les chefs d’entreprise s’envisagent volontiers eux-mêmes comme des premiers de cordée. Cette projection verticale du culte de soi s’est envisagée de plus en plus à la dimension des parois des plus hautes montagnes.

Ce n’est pas par hasard si le phénomène de la quête des hauteurs s’intensifie fortement à compter des années 1980. À l’ère des Thatcher, des Mulroney, des Reagan et des professeurs du culte de soi, l’alpinisme pour touristes de luxe gagne plus que jamais du terrain. À l’ombre du libéralisme triomphant prospère ce nouvel enthousiasme pour les sommets rocheux. C’est le triomphe de la volonté de l’individu qui est mis en avant sous le couvert de la montagne, soutenu par l’appétit gourmand des médias pour toutes les prouesses en vase clos qui sont au service de l’égoïsme social.

Survivre au sommet : tel est le titre de l’autobiographie de Donald Trump finalement parue en français cette année. Le regard du milliardaire, tourné vers le sommet, ne saurait s’attarder à voir les problèmes d’ici-bas. Trump dit : « La faiblesse me fait horreur et me donne la nausée. »

Une humanité engourdie a beau rigoler des grossièretés de Trump, chacun flatte pourtant à sa façon de nombreux ballons du même type.

Bien qu’attachés à de simples ballons où se condense l’air du temps, les nouveaux arrivistes se portent partout très bien. Ils montent. Au Parti libéral comme ailleurs.

À ceux qui vont encore en montagne pour la solitude qu’elle procure s’oppose aujourd’hui cette image de ceux qui ont fait des hauteurs une affaire de commanditaires, de dépenses, de publicités, d’écrans de télévision, de projection de leur moi sur les grandes surfaces du marché de la célébrité où ils se retrouvent de plus en plus nombreux au coude-à-coude.

Les plus hauts sommets restent ceux où se bercent nos illusions en les regardant ainsi monter sans rien dire.

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