Nos tragédies chorales

Tout commence souvent par une belle journée sans histoire, les contes de fées autant que les tragédies : du monde sur les terrasses, des passants dans les rues, la douceur de l’air et une envie de fêter.

Ce qu’on nomme avec banalité un « fait divers » démarre de façon anodine. Puis l’image coupe, comme au cinéma. L’action part en peur et les cris fusent de partout. Le coeur collectif cesse de battre. Ainsi à Toronto, lundi : un forcené, une voiture-bélier fonçant sur tout ce qui bouge et tous ces morts, ces blessés, ces traumatisés. La séquence se déroule vite, même si certains témoins reverront en esprit la scène au ralenti, après l’attentat à la mosquée de Québec ou ailleurs.

Les grandes tragédies frappent l’imaginaire pour longtemps. Dès le départ, les gens se seront fait leur propre cinéma, avec des témoins éplorés, un héros policier, un tueur de masse qui ressemble au fils du voisin. Puis, des romanciers, des dramaturges, des chanteurs s’en empareront parfois pour naviguer sur leurs traumatismes.

Du moins quand un coupable est trouvé, la question « pourquoi ? » les renverront-ils aux traits d’un visage animé de mobiles haineux ou délirants : racisme, sexisme, terrorisme, psychopathie, comme dans la vraie vie. Dans le cas d’un accident catastrophe, la responsabilité se dissout. L’auteur doit multiplier les voix de personnages à l’heure d’en témoigner.

Un décor Art déco

 

« Pour que l’histoire commence, il faut qu’un train déraille. » Tel est l’incipit de la pièce Les Hardings d’Alexia Bürger, dans son magnifique décor Art déco, ventre d’un wagon-citerne d’où résonnent de vieux folks américains, train songs auxquelles s’abreuve la mythologie du rail : « Five Hundred Miles », chantent les comédiens dans le sillage de Peter, Paul and Mary…

Rarement avais-je reçu autant de témoignages positifs sur une pièce de théâtre que pour ces Hardings-là, à l’affiche au Théâtre d’Aujourd’hui. Alors j’ai couru voir Bruno Marcil, Patrice Dubois et Martin Drainville se colleter avec elle.

Des trois Thomas Harding inspirés de modèles vivants en piste, l’un est un écrivain londonien dont le fils s’est tué à bicyclette, le second, un assureur américain de compagnies pétrolières. Le troisième, le conducteur du train de Lac-Mégantic, qui admit n’avoir pas mis suffisamment de freins à main la veille de la nuit fatidique. Il porta longtemps une grande partie du blâme (bien qu’innocenté en cour) de ces erreurs à la chaîne, sur négligence de la compagnie ferroviaire dans sa course au profit.

Un rythme fort, une allégorie puissante : les épisodes plus longuets concernent l’écrivain britannique. La tragédie du Lac-Mégantic nous est demeurée au travers de la gorge. On ne réclame qu’elle.

Le scénario du pire

 

Ce train, on l’avait d’abord vu dérailler en boucle aux informations en juillet 2013, jusqu’à reconnaître chaque explosion en cascade. Un convoi parti seul la nuit dévaler sa côte avec 72 wagons-citernes de pétrole de schiste vers le centre-ville de Lac-Mégantic. Le scénario du pire était déjà écrit en amont : 47 morts et le trou d’une ville en partie effacée.

Avoir été suspendu devant l’écran des images apocalyptiques en mode réel crée ce sentiment d’appropriation d’une tragédie. Plus, dit-on, le poids du mythe autour d’un « fait divers » est fort, plus l’oeuvre qui s’en inspire aura de portée sur le public cible. D’où la controverse ayant entouré la pièce-documentaire Fredy d’Annabel Soutar sur la mort du jeune Villanueva en 2008 sous tirs policiers. La transposition d’un trauma collectif à la scène est casse-gueule, ici, par Alexia Bürger, si bien dosée.

Les Hardings s’arrime de façon plus allégorique que Fredy aux responsabilités qui pèsent sur chaque maillon d’une chaîne de crise : l’être humain qui, à son échelle, n’a pu empêcher une chose terrible de survenir et vit son choc post-traumatique à en mordre ses draps la nuit…

Sur notre planète en péril, où des multinationales mènent le bal sans procès criminels, cet être humain, ce chef du train, le baudet de la fable, c’est nous aussi. Les Thomas Harding de la pièce ne se sont jamais rencontrés. Mais au théâtre, tout est possible. L’assureur incarné par Martin Drainville aborde le prix d’une vie. Par sa bouche, tout devient chiffrable : la détresse infinie, le deuil, la charge des remords jamais apaisée. Un spécialiste de l’erreur humaine prouvera l’issue inévitable des négligences imbriquées.

J’ai cru trouver dans Les Hardings un écho aux hantises du dramaturge américain Arthur Miller. L’auteur de Mort d’un commis voyageur, de Vu du pont et d’Après la chute a beaucoup abordé la notion de responsabilité individuelle quant au concours de circonstances.

Sous Les Hardings et Fredy, œuvres de femmes de théâtre québécoises, j’aurai décelé aussi ce courage de porter des traumatismes collectifs encore brûlants jusqu’à nos consciences vives. Puissent d’autres cariatides endosser bientôt ceux qui nous déchirent aujourd’hui.

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