Et la nuit tomba…

Ce n’est pas un putsch, tant s’en faut, mais une érosion rapide des droits fondamentaux. Sur la ligne de front figurent les plus vulnérables, mais aussi ceux qui, en raison de leur nationalité, de leur couleur ou de leur statut civique, évoluent en périphérie de la société. Les autres courbent l’échine en se disant que ça va s’arrêter. Que le balancier du pouvoir finit toujours, tôt ou tard, par freiner les errements du sommet.

Tôt ou tard.

 

En espérant que ce ne soit pas trop tard.

Et dans un sens, la vie leur donne raison. Jeudi, la Cour d’appel du 7e circuit a invalidé la disposition qui pénalisait les villes refuges. Mardi, le nouveau juge à la Cour suprême, Gorsuch, très conservateur, a joint son vote à celui des juges libéraux pour une loi sur l’immigration estimant que les approximations du texte ouvraient la voie à l’arbitraire. En ce sens, le système fonctionne puisque la plus haute juridiction du pays, comme les cours inférieures, agit en toute indépendance, et théoriquement hors du politique.

Plus encore, face à un Congrès apathique, voire servile (en témoigne la confirmation d’un climatosceptique — Jim Bridenstine — avant-hier à la tête de la NASA), la Cour s’érige en garde-fou face à l’arbitraire. Pour un temps au moins, et en différé, car le temps juridique est beaucoup plus lent que le temps de l’action politique.

Car voilà, dans l’arène du Bureau ovale, le temps va vite. Trop vite parfois. Et les contre-pouvoirs officieux deviennent de moins en moins audibles au rythme des démissions et alors que la hausse de la cote de popularité du président lui permet de clamer sa légitimité. Car le président a choisi de ne pas mettre en place un système de « plaidoirie multiple », où, comme sous Obama, les avis discordants doivent être exprimés et entendus (en atteste par exemple le cas de Robert Gates qui a servi sous Bush et sous Obama). Au contraire, le président actuel privilégie des voix concordantes (en témoignent la présence de Bolton ou de Hannity) et définit sa réalité en regardant Fox News. C’est ainsi qu’il voit une caravane de migrants comme une déferlante — alors que l’organisme Pueblo Sin Fronteras organise chaque année cette manifestation pour attirer l’attention sur les enjeux auxquels font face les migrants centraméricains. C’est ainsi qu’il qualifie la saisie par le FBI de documents chez son avocat d’attaques contre le pays — il faut croire que la mémoire du 11-Septembre s’érode elle aussi.

Ce qui inquiète l’amiral à la retraite et ancien commandant de l’OTAN James Stavridis, comme il l’expliquait la semaine dernière dans Time, c’est que, dans ce contexte, les militaires sont vus comme un rempart de la démocratie : McMaster parce qu’il a dénoncé l’interférence russe et en a payé le prix, Mattis parce qu’il a demandé (en vain) que le processus constitutionnel (consultation du Congrès) soit respecté pour les frappes en Syrie. Stravridis dit, pour la première fois, craindre la politisation de l’armée — ce qui représente une autre épée de Damoclès au-dessus de la démocratie.

 

Or, pendant que la démocratie vacille, dans le même temps, sur le terrain, c’est l’État de droit qui chancelle. L’administration chargée de la gestion de l’immigration arrête des citoyens américains en doutant de leur citoyenneté, intervient sur des propriétés privées sans mandat (cette semaine à Rome, dans l’État de New York). Elle sépare les parents de leur progéniture et « perd » certains des enfants de parents non documentés ; elle est prompte à placer en adoption ces petits Américains, dont les parents sont pourtant en vie — mais expulsés. Les établissements pénitentiaires deviennent de véritables jungles où les émeutes laissent plusieurs morts dans leur sillage (comme cette semaine à Bishopville, en Caroline du Sud — 7 morts et 17 blessés) tandis que les prisons privées réalisent des économies sur les repas servis en sous-alimentant les détenus. Les hommes afro-américains continuent de mourir sous les balles des autorités (le dernier cette semaine, à Barstow en Californie) tandis que le taux de mortalité maternelle est aujourd’hui plus élevé qu’il y a un quart de siècle (un cas unique en Occident) et que le taux de mortalité des enfants afro-américains est désormais le double de celui des enfants blancs — un sommet inégalé même au temps de l’esclavage, selon une étude récente. Ainsi, un système de castes semble se substituer progressivement au mythe du rêve américain, pixellisant l’application du droit et la validité des droits fondamentaux.

C’est sans doute ce qui explique que la pourtant conventionnelle revue Foreign Affairs ait choisi de consacrer une portion de son numéro prochain au crépuscule de l’État de droit démocratique. Un choix inédit qui reflète une inquiétude profonde. Et partagée.

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