De l’unité du monde et moi
Virginia Woolf avait l’habitude de dire que c’est « au grec ancien que nous retournerons lorsque nous serons las de notre époque confuse ».
S’accrocher à une langue morte comme à une bouée de sauvetage ne signifie pour la génération Y strictement rien. Ce n’est pourtant pas ce que pense Andrea Marcolongo, jeune helléniste amoureuse du grec ancien, dont le livre La langue géniale (Les Belles Lettres, 2018) s’est écoulé en Italie à plus de 200 000 exemplaires.
L’ex-plume de l’ancien premier ministre italien Matteo Renzi est aujourd’hui particulièrement fière d’avoir réussi à faire parler ce dernier d’Homère devant l’Union européenne au moment où l’Angleterre inventait le mot « Brexit ».
Nous qui demeurons et croyons que l’union fait la force, faisons comme le fils d’Ulysse : au lieu de se lamenter sur son sort, Télémaque devient adulte en prenant la mer pour aller chercher son père. Cessons de pleurer la fin de l’Europe, allons vers ce qui demeure.
Le message est clair : il faut lire les Anciens pour réfléchir sur notre présent « par contraste ou par correspondance », parce que le monde antique a créé une façon unique de penser et de voir le monde dont nous sommes indéniablement les héritiers.
Notre vision du monde provient des Anciens et nous devons les lire si nous voulons savoir qui nous sommes, malgré l’étonnement et l’incompréhension de la génération Tweeter lorsqu’elle se voit « forcée et obligée » de lire Platon ou Homère.
Antidote contre la médiocrité
Peut-être que la fréquentation obligatoire des grands textes ne donne rien de concret dans un présent amnésique ultra-efficace et hyperutilitaire, mais elle permet le luxe de réfléchir, de s’interroger, de s’identifier ou de rejeter les archétypes qui fondent nos récits fondateurs, sans oublier l’occasion donnée de goûter à l’élasticité du temps à l’ombre d’un classique, meilleur antidote contre la médiocrité du présent envahi par le terrorisme de l’image.
Et, comme le souligne Andrea Marcolongo, fréquenter les Anciens et leur langue géniale permet non seulement d’éprouver de la nostalgie pour des choses que nous n’avons pas vécues et que nous ne vivrons jamais, mais dont nous avons pourtant besoin, mais aussi de trouver notre place dans le temps, à force de ne pas la trouver dans l’espace-monde de plus en plus déboussolé.
Comme toutes les civilisations, la nôtre a besoin de lire et de relire ses récits fondateurs afin de donner un sens à son présent et de savoir répondre, surtout par ces temps de crise de valeurs, aux sentiments inhérents de notre époque dont nous sommes les témoins taciturnes et quelque peu impuissants : dépaysement, solitude, inconnu et précarité.
Bouée de sauvetage
« On ne naît pas humain, on le devient », surtout par l’éducation et par la fréquentation des grands textes. Tel est aussi le pari de Raphaël Arteau McNeil dans La perte et l’héritage (Boréal, 2018) où, contre la génération lyrique et son désir de faire tabula rasa du passé afin de marquer une rupture avec l’héritage classique, l’auteur remarque, sur un ton juste mais rarement accusateur, que nos parents, ayant misé sur le désir innocent de l’immanence et de la fausse liberté, ont fait de nous les vrais déshérités.
Mais de quoi au juste avons-nous été déshérités ? Du sens de la vie, précisément, ce dernier étant intrinsèque à la continuité des grands récits et d’une identité narrative qui allait de soi. Devant l’impératif économique et libéral qui exhorte « d’apprendre un métier en vue de se spécialiser », l’auteur de cet essai urgent et nécessaire pose la question suivante : à force de vouloir écarter l’héritage classique, à quelle vision du monde et à quel vivre-ensemble devons-nous nous accrocher dans un monde où l’individu-roi cache un être effondré et déboussolé au coeur d’une « humanité éparpillée » ?
Ce que la fréquentation des grands textes fondateurs de notre civilisation permet, c’est précisément la promesse de l’unité, l’unité du monde et l’unité du moi, car « chacun de nous prend naissance dans un monde qui le précède ». À défaut de savoir qui nous sommes et ce que nous faisons là, c’est en puisant dans cette tradition des grands textes fondateurs qu’on peut dire aux générations futures : voici notre monde.
Mais quand on s’acharne à périodiquement remettre en question tout ce qui représente les formations classiques et générales de ce monde, on a envie de demander au politique : Quel est notre monde ? Quel est son sens ? D’où vient-il ? Et surtout, où va-t-il ? Pas certain qu’il puisse répondre. Surtout quand on sait que tout grand vide précède tout grand totalitarisme.