La force
La semaine dernière, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a annoncé qu’on augmenterait le nombre de pistolets à impulsion électrique Taser mis à la disposition des policiers. Lors de la dernière séance de la Commission sur la sécurité publique, la représentante du comité exécutif de la Ville, Nathalie Goulet, a admis n’avoir pas été avertie de ce projet. Étrange décision, alors que le SPVM décrétait le même jour le retrait définitif des grenades assourdissantes type RBBG de son arsenal d’armes intermédiaires.
Ce retrait survient après que la Ville eut été condamnée à verser 175 000 $ à Francis Grenier, blessé grièvement par l’explosion d’une grenade RBBG lors d’une manifestation étudiante en 2012. Dans une lettre publiée mardi dans ces pages, Grenier en appelle au retrait complet des armes d’impacts à projectile, dites « à létalité réduite. » Ces armes sont loin d’être la solution de rechange bénigne et sécuritaire qu’on présente. Grenier n’est pas seul à garder des séquelles permanentes de leur utilisation lors du printemps étudiant. Durant les manifestations de Victoriaville en mai 2012, Maxence Valade, aujourd’hui impliqué dans la campagne Manifester sans peur, a perdu l’usage d’un oeil après avoir été atteint au visage par un projectile policier.
N’est-il pas paradoxal que le SPVM interdise d’un côté les projectiles RBBG tout en élargissant l’utilisation des Taser de l’autre ? lui ai-je demandé. Certes. « Le Taser s’inscrit dans la même logique d’expansion des possibilités d’intervention armées. On crée des occasions d’utiliser une arme potentiellement mortelle dans des situations où on ne tirerait pas avec une arme létale. » Le cas de Victoriaville est probant : aurait-on tiré aussi imprudemment avec des armes létales ? Sûrement pas. Et les dégâts causés sont terrifiants. « Tant que ces armes resteront à la disposition des policiers, ajoute Maxence, elles remplaceront les formations sur les types d’intervention qui visent à désamorcer l’escalade de la violence ou à intervenir sans force auprès d’un individu en crise. »
On observe plutôt la tendance contraire. Récemment, l’émission J.E. nous amenait dans les coulisses de la préparation policière en vue du G7. 8000 policiers seront déployés à La Malbaie et ils auront accès à des fusils tirant des projectiles prétendument moins dangereux que les balles de plastique utilisées auparavant. Les Forces armées canadiennes seront aussi prêtes à épauler la GRC au besoin. Le journaliste de Vice Simon Coutu a accompagné des militaires dans un entraînement pour le G7 à Pingaluit. Ces deux reportages montrent la ressemblance troublante entre les tactiques militaires et policières en matière de sécurité et de gestion des manifestations.
C’est un phénomène répertorié. Dans une enquête parue en 2014, la chercheuse Lesley J. Wood s’est penchée sur la militarisation des organisations policières et le renforcement des stratégies de surveillance des populations. Elle démontre que cette tendance est tributaire de la transformation néolibérale des systèmes politiques, sociaux et économiques. Les organisations policières augmentent leur autonomie par rapport aux institutions politiques tout en s’ouvrant au marché sécuritaire privé. Les entreprises de ce secteur, qui vendent des outils technologiques inspirés du monde militaire, gagnent en influence auprès des organisations policières. Et les gouvernements, eux, peinent de plus en plus à les encadrer.
Difficile de ne pas déceler cette tendance lorsqu’on voit l’administration municipale, comme ce fut le cas lors de la dernière séance de la Commission sur la sécurité publique, être prise de court par les décisions du SPVM sur le déploiement d’armes intermédiaires. Wood le souligne d’ailleurs dans son étude : à Montréal, la structure instable de l’administration municipale et le pouvoir considérable du syndicat des policiers font en sorte que les élus, et incidemment le public, ne peuvent que rarement se prononcer sur les orientations tactiques du SPVM.
Faut-il s’y résigner ? Non. Il faut insister. Dans son programme, Projet Montréal s’est engagé à développer une culture policière respectueuse des droits des citoyens, promettant en ce sens l’interdiction des projectiles d’impact lors des manifestations. Or, il faut revoir plus largement le déploiement des armes intermédiaires ; la gestion des manifestations n’étant que le reflet de la gestion générale des populations. Parlez-en aux citoyens poqués et marginalisés qui interagissent avec la police. Pour les autres, il est facile d’oublier tout cela au quotidien. Après tout, écrivait Foucault, la police, ce n’est pas le pouvoir qui se montre, mais le pouvoir qui se cache. Jusqu’au jour, bien sûr, où votre sort se retrouve entre ses mains.