La mélancolie des fins de parcours
Il y a une dizaine d’années, j’avais couvert à quelques mois d’intervalle les festivals de films de Reykjavik en Islande et de Marrakech au Maroc. Hasard ou destinée, Milos Forman, disparu vendredi dernier, recevait un hommage à chacune de ces manifestations et j’avais pu l’observer à ma guise. Les hommages le laissaient froid et il n’aimait guère se sentir momifié vivant ; tout son être le criait.
Il faut dire que ces coups de chapeau ont souvent un côté mortuaire, fleurs et couronnes offertes à des cinéastes qui ne tournent plus (ou peu) avec du temps libre pour la tournée des éloges.
Son précédent film, Les fantômes de Goya en 2006, fresque sur les démêlés du peintre de Tres de mayo avec l’Inquisition espagnole, n’avait pas connu le succès escompté et Forman cherchait vainement à financer une grosse coproduction sur la dernière guerre.
Il ne se déplaçait manifestement dans ces rendez-vous que pour la quête de partenaires financiers, lesquels lui filaient entre les mains. Milos Forman vieillissait et avait perdu la cote. Sa tristesse faisait peine à voir.
Le cinéaste de Vol au-dessus d’un nid de coucou se propulsait dans un futur qui ne voulait guère de lui et je pouvais constater à quel point une immense carrière en déclin peut causer de souffrances à ceux qu’on appelle « les monstres sacrés ». Encensés à pleins médias à l’heure des triomphes et au lendemain de leur mort, mais ayant connu avant terme un passage à vide. Il n’est pas toujours aisé d’avoir fréquenté les cimes. Plusieurs en gardent une nostalgie, surtout quand ils se sentent encore capables de relever de nouveaux défis. L’âge des rétrospectives dégage un tel parfum de mélancolie.
Nos sociétés me semblaient bien ingrates pour les maestros en fin de parcours, mais quelles solutions proposer ? Certains d’entre eux perdent vraiment la main, d’autres ne sont plus la saveur du jour. Les générations montantes ignorent parfois leurs noms.
Je scrutais le visage de Forman, géant du septième art, immense directeur d’acteurs, grand adaptateur d’oeuvres littéraires, en voyant de concert l’homme marqué au sceau de l’histoire. Ses traits portaient encore ceux de l’orphelin de parents résistants morts dans les fours d’Auschwitz, du confrère de classe de Václav Havel, du père de la Nouvelle Vague tchèque en exil américain après la répression du Printemps de Prague de 1968.
Lors des conférences de presse, il manifestait un peu d’irritation. Trop de questions portaient à ses yeux sur Amadeus, son film aux huit Oscar, en partie tourné à Prague. « Interrogez-moi plutôt sur mes projets », demandait Forman, mais les rivalités entre Mozart et Salieri revenaient sur le tapis. Prisonnier de son plus grand succès malgré les nombreux joyaux de son parcours et les visées d’avenir qui le hantaient.
De sa période tchèque aux iconiques L’as de pique, Au feu les pompiers, Les Amours d’une blonde, à ses grands films américains, son âge d’or tissé d’ironie fine et de puissance d’évocation aura été de longue portée, mais pas éternel.
Le legs final
J’avais vu sur cette planète des festivals Francis Ford Coppola à peu près dans la même position que Forman. Mais le cinéaste d’Apocalypse Now, après une faillite financière en plus, avait compris n’être plus en position de viser les mégaproductions internationales. Alors il réalisait des films d’auteur à petit budget. Lui, c’était l’évocation du Parrain — même celle du premier des trois volets, si réussi — qui l’énervait. Coppola considère la saga des Corleone comme une oeuvre de commande et n’aime pas que les gens la lui ramènent sans cesse au visage.
L’erreur de Forman fut sans doute de ne pas avoir abaissé ses prix après un échec commercial en privilégiant un film indépendant, quitte à reprendre du pic si le succès se pointait au rendez-vous.
Il avait toujours rebondi, pourquoi pas cette fois encore ? se demandait-il. Après tout, à l’échec de son premier film américain Taking off aura succédé en 1975 le triomphe de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ce film sur l’homme en butte à une institution sans âme (son thème d’élection) porté par Jack Nicholson avait valu à Forman une première pluie d’Oscar avant Amadeus et le statut de cinéaste culte.
Après son départ, je ressens en écho le choc de modernité venu de Hair, comme l’éblouissement d’Amadeus, l’émotion devant Will Samson en chef Bromden géant dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, l’ambiguïté géniale de sa satire Man on the Moon, le scandale entourant son Larry Flint en 1996 (Ours d’or à Berlinale pourtant) dénoncé par plusieurs comme la glorification d’un pornographe.
Et j’ai eu envie de revoir son Valmont adapté du roman épistolier de Choderlos de Laclos, tout comme Les liaisons dangereuses de Stephen Frears, sorti neuf mois plus tôt en lui faisant tant d’ombre.
J’espère juste que Milos Forman, qui éclaira de sa torche vive le XXe siècle tourmenté et les soubresauts de l’histoire, a senti en partant l’immense legs qu’il aura laissé derrière lui pour mourir enfin apaisé et fier de lui.
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.