Punir

La semaine dernière, la ministre fédérale de la Justice, Jody Wilson-Raybould, a présenté son projet de réforme du système judiciaire. Près de deux ans après l’arrêt Jordan, le projet vise à remédier à la crise des délais judiciaires, alors que les requêtes en arrêt des procédures se multiplient. Rien pour aider la confiance du public dans les institutions judiciaires, évidemment.

Le principal problème de la réforme proposée, plusieurs l’ont souligné, est qu’elle fasse abstraction de la question des peines minimales imposées durant l’ère Harper. Impossible de prétendre offrir une solution exhaustive et durable à l’engorgement du système judiciaire sans aborder l’épineuse question des peines minimales, a-t-on dit. La ministre Wilson-Raybould a répondu en disant que le gouvernement avait besoin de plus de temps pour se pencher attentivement sur la question. Ce n’était toutefois pas une raison pour retarder la présentation du reste de la réforme. Soit, patientons.


 

En attendant, voilà une excellente occasion de souligner l’étrange tournure qu’a prise le débat sur le fonctionnement des institutions judiciaires depuis le prononcé de l’arrêt Jordan. Alors que quelques requêtes en arrêt des procédures spectaculaires ont fait les manchettes, il semble que, dans l’oeil du public comme des médias, Jordan soit devenu une sorte d’épouvantail annonçant l’absolution systématique des bandits de grand chemin. Comme si le problème qu’on a sur les bras pouvait être réduit à cela.

Il est tout à fait légitime d’éprouver une frustration lorsqu’on voit certains prévenus échapper à leur procès à cause de la lenteur d’une machine dont on a négligé d’entretenir les rouages. Je suis toutefois encore plus agacée de constater que toutes les réflexions entourant la crise des délais judiciaires se résument désormais à l’idée de punir, et ce, le plus rapidement possible. On ressasse tristement l’idée que la punition est la voie privilégiée de la justice. Le bon vieux fond de tough on crime et l’idéal — bien pauvre — d’une justice expéditive et vengeresse se portent bien chez nous.

À défaut d’avoir su élever le débat, il s’est opéré une simplification grossière de ce que nous dit vraiment l’arrêt Jordan. Revenons-y, tiens. Dans Jordan, la Cour montre bien la tension qui loge au coeur de l’application de l’article de la Charte canadienne qui protège le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Elle écrit que ce droit « n’est pas censé être une épée conçue pour faire échec aux fins de la justice » et souligne la nécessité d’un équilibre entre la protection des droits des accusés et la dignité des victimes. Mais dans un système engorgé, cet équilibre est inatteignable. Au législateur d’y remédier.

La population est irritée, et à raison, par les procédures qui achoppent. Mais puisqu’on monte en épingle la peur de voir des criminels s’en tirer à bon compte, l’arrêt Jordan devient l’objet d’un détournement démagogique : des passe-droits pour les voyous, encore la Cour suprême qui ne se mêle pas de ses oignons, etc. À défaut d’une réflexion nuancée sur la crise qui secoue la justice, on se contente d’enjoindre au système de procéder vite, vite, plus vite.

La justice n’est alors plus évaluée qu’en fonction de sa capacité à sprinter de l’accusation à la condamnation. En conséquence, au lieu de rechercher un véritable équilibre, les droits des accusés sont bêtement subordonnés à l’opinion publique, laquelle exige avant tout de voir les gens jugés rapidement. Une amie avocate de la défense me faisait remarquer que le discours ambiant révèle un malaise tel avec l’idée que les criminels aient des droits qu’on finit par punir ceux qui veulent les exercer, en exigeant du système qu’il adopte une cadence infernale. Les prévenus, qui, rappelons-le, sont en majorité des personnes vulnérables, écopent.


 

En ce sens, l’arrêt Jordan a été saisi à l’envers. Au lieu de donner le coup de fouet qui s’imposait pour stimuler l’élaboration d’une réforme bien construite des institutions judiciaires, on s’est borné à des considérations d’efficience. Ce qui est d’ailleurs tout à fait à l’image de l’ensemble de nos réflexions sur les institutions publiques. On a ensuite ajouté à cette soupe une bonne dose de frénésie punitive, évacuant tout débat sérieux sur la qualité de la justice.

Au-delà des réflexions judiciaires, je m’étonne de voir ainsi dominer, chez le plus grand nombre, cet urgent désir de punir. Comme si le crime n’était pas un fait social, mais une déviance qui émerge ex nihilo, et qu’il suffisait de purger l’espace social de ses délinquants pour que la justice jaillisse. Cet attrait pour la coercition, cette violence latente qui emprunte les habits du Juste et du Bien, ne nous dit rien de très beau sur notre société.

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