La vie simple

Depuis quelques années, Claudia documente en images et en mots sur Instagram les aléas de son quotidien « en toute simplicité volontaire ». Elle y parle de son chum, de sa fille et de Brian, le vieux cockapoo mi-sourd et mi-aveugle. Dans leur logement de 780 pieds carrés dans Notre-Dame-de-Grâce, dénudé au possible et dont ne sort (presque) aucun déchet, le temps suspend sa course. Je ne suis pas seule à aimer suivre les aventures de Claudia et son clan : nous sommes plus de 4000 — tout de même étonnant pour une parfaite inconnue qui n’a rien à vendre, sinon le rêve d’une vie plus calme et plus simple.

Lorsque je suis arrivée chez elle, Claudia m’attendait devant l’immeuble avec Brian. Catastrophe : j’ai voulu te faire du café, j’en ai échappé par terre et Brian a tout mangé. Il faut aller chez le vétérinaire, au coin de la rue. Pas de problème, j’ai tout mon temps, lui ai-je dit, avant d’aller m’installer au café en face avec un livre.

Flânant, j’ai pensé que je ne savais pas à quand remontait la dernière fois que j’avais prononcé cette phrase improbable : « J’ai tout mon temps. » D’ailleurs, on ne peut pas dire que ça me réussisse très bien de courir sans cesse. Récemment encore, un imprévu financier mal placé m’a fait péter un plomb, tellement que j’ai cassé mes lunettes. J’en ai honte. Mais puisque ces accès de rage sont surtout le symptôme individuel d’une économie qui croît et se reproduit par l’aliénation du temps et l’exploitation des personnes, je me dis qu’il serait encore plus honteux de faire semblant que tout va bien.

Toujours est-il que Claudia n’était pas trop perturbée par la mésaventure du pauvre Brian. On va réorganiser le budget pour payer le vétérinaire, me dit-elle à son retour, et ça ira. Puis, elle me parle de sa démarche, de son mode de vie. Il n’a jamais été question dans son cas de passer d’un extrême à l’autre ; de l’abondance au dénuement ou de l’hyperactivité au calme plat. Néanmoins, un jour, il y a eu un virage conscient, planifié : « Mon chum et moi avons établi que notre priorité était de réduire au maximum notre empreinte écologique et de vivre plus lentement. » Certains gestes allaient de soi : fini la viande et les produits animaux, réduction radicale des déchets ménagers, consommation matérielle minimale. Fini les gadgets, fini les voyages en avion…

Reste que jusqu’ici, la démarche de Claudia s’apparente aux discours à la mode sur le decluttering, le minimalisme et autres tendances de bobos apolitiques qui nous font croire qu’il suffit de vider son placard pour se transformer soi comme le monde. Une hypocrisie sachant que la simplicité est le plus souvent involontaire, et qu’elle est alors un casse-tête de chaque instant.

Prenez la simplicité vaniteuse affichée récemment par le dragon millionnaire François Lambert, qui a gratifié le Québec entier de ses factures d’épicerie pour prouver au bon peuple qu’on peut facilement s’alimenter lorsqu’on gagne le salaire minimum. On s’est bien gardé de souligner qu’une épicerie légère et spontanée, tout comme un garde-manger vide, signalent aussi le luxe de pouvoir employer son temps à autre chose qu’à planifier la survie. La précarité gruge le temps et la paix d’esprit bien avant de creuser le ventre, c’est connu. Et la frugalité des riches n’est souvent qu’une autre face de l’opulence ; en mimant l’ascèse, on affirme par deux fois sa supériorité sociale et morale.

C’est ici toutefois que Claudia rompt avec toute complaisance de ce type. Au-delà du véganisme et de la simplicité matérielle, « c’est en cherchant à ralentir que j’ai dû sortir du “Moi”. Cette ambition doit être celle d’une collectivité. Car ralentir, c’est politique », lance-t-elle. Bien sûr, on peut choisir de réduire le temps qu’on consacre au travail et apprendre à vivre avec moins. Mais encore faut-il, pour même l’envisager, jouir d’une certaine aisance. Or qui peut vraiment aspirer à cela, dans une société de plus en plus rompue au travail précaire ? Certainement pas la majorité. Si ralentir est la condition d’une existence digne, il faut en ce sens l’envisager comme une aspiration collective. C’est seulement ainsi qu’on prend de front la logique productiviste sans bornes et les forces qui fragilisent les mécanismes de redistribution des richesses. Ceux-là mêmes qui, en principe, sont censés permettre à tous d’aménager un espace de vie habitable.

Claudia m’explique qu’elle tente désormais d’aiguiser sa compréhension des enjeux politiques que sous-tend la réappropriation du temps qu’on nous vole. « J’ai l’impression qu’on se bat contre un modèle économiquement et écologiquement insoutenable, mais que les solutions individuelles sont des armes trop faibles. » On ne saurait mieux dire. Et pour le coup, le temps presse.
 


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