Visages et vie privée

La recherche vouée au développement de procédés techniques capables de capter, de transmettre et d’analyser des informations sur les individus soulève d’importants enjeux au regard de la vie privée. Dans le dossier « La face cachée du visage », publié dans l’édition du Devoir des 17 et 18 mars, Sarah R. Champagne et Jean-François Nadeau montrent combien l’essor des capacités de décryptage des visages et autres caractéristiques individuelles interpelle le droit de chacun à s’autodéterminer.

Dans la plupart des systèmes juridiques, le droit à la vie privée est apparu afin de répondre aux risques que l’accroissement des capacités techniques de capter et de traiter des informations fait courir aux individus. Au Québec, ce droit est énoncé en des termes généraux et, à ce jour, les juges l’ont appliqué à une kyrielle de situations mettant à mal la liberté des individus de déterminer librement leurs choix de vie.

Le jardin secret

 

On tient pour acquis que le droit à la vie privée protège la zone d’intimité des individus, ce « jardin secret » dans lequel les autres ne peuvent entrer et qui est tenu pour constituer une composante essentielle de la liberté des personnes de se définir et de s’autodéterminer. La vie privée protège l’ensemble de la sphère d’autonomie personnelle où se forment des choix intrinsèquement privés de chacun d’entre nous. Respecter la vie privée est une obligation qui s’impose non seulement aux organismes gouvernementaux, mais également aux simples particuliers ou aux organisations de toute taille.

La généralisation des procédés techniques, des objets et des processus de décision fondés sur la détection des informations relevant de l’intimité invite à réévaluer la teneur et la portée du droit à la vie privée tel qu’il est généralement compris. Elle porte aussi à revoir l’efficacité des mécanismes par lesquels on assure la protection de la faculté des personnes de s’autodéterminer.

Formulé en termes abstraits, le droit à la vie privée tel qu’il est protégé dans les lois québécoises englobe les prérogatives de tout un chacun de protéger son « droit à l’intériorité », selon l’expression mise en avant par le professeur Jocelyn Maclure.

Mais la capacité du droit à la vie privée d’assurer effectivement la protection de cette zone d’intimité doit être renforcée par des mécanismes plus conséquents. L’omniprésence des dispositifs de captation et d’analyse de nos comportements rend notoirement insuffisant le fait de s’en remettre à des mécanismes purement formels. Par exemple, il ne suffit plus de se fier aux exigences de « consentement individuel » afin d’autoriser l’usage de n’importe quel procédé.

Renforcer les lois

 

Il faut en amont exiger que les outils techniques soient conçus en y intégrant des limites afin de garantir effectivement la capacité de maîtrise des individus sur leur zone d’intimité et d’autonomie de décision. Dès leur conception, les objets techniques devraient devoir répondre à des exigences afin de limiter les risques d’intrusion dans l’intimité. À cet égard, il y a des changements majeurs à faire à nos lois.

En aval, il faut également mieux encadrer les processus de décision dans lesquels on utilise les technologies de reconnaissance faciale ou d’autres outils de traitement d’information. À l’instar de ce que la loi québécoise prévoit déjà à l’égard du recours à la biométrie pour établir l’identité des personnes, il faut garantir que tous les procédés fondés sur la captation d’information émanant des individus ne collectent que le minimum d’information nécessaire à l’accomplissement de la tâche.

Il faut surtout inscrire dans les lois des obligations de responsabilisation à ceux qui captent et utilisent les informations provenant des individus. Une telle exigence paraît en effet essentielle pour protéger contre les processus décisionnels pouvant se révéler discriminatoires.

Il faut aussi imposer des exigences à l’égard de la collecte d’information par la reconnaissance faciale ou d’autres captations d’éléments d’information produits par le corps ou présents sur celui-ci. Non des exigences purement formalistes, comme l’exigence que l’individu consente, mais plutôt des exigences rigoureuses d’audit indépendant portant sur le fonctionnement des objets ou processus et garantissant qu’ils ne sont pas utilisables pour commettre des intrusions dans l’intimité ou rendre des décisions discriminatoires.

Les procédés utilisés pour un vaste ensemble de tâches, allant de l’inspection douanière à la fourniture de soins médicaux, supposent de collecter une quantité croissante d’information sur toutes les composantes de notre personne. Le déploiement de ce qui est désormais devenu de la véritable « l’intelligence ambiante » doit s’accompagner de réelles garanties. Sinon, le risque est grand de se retrouver avec une protection purement factice de notre intériorité et de notre autonomie individuelle !

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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