Les miettes
À six mois des élections provinciales, sur fond de mobilisation contre les violences sexuelles, le gouvernement égrène fièrement les bonnes nouvelles pour les travailleuses, les intervenantes communautaires et les femmes en situation vulnérable. Curieux alors qu’il y a quelques mois encore, les impératifs de « rigueur budgétaire » coupaient court à toutes les revendications en ce sens.
Cette semaine, on a annoncé 6,4 millions supplémentaires pour lutter contre les violences sexuelles. On a aussi dévoilé un nouveau soutien financier pour la création de nouvelles places en garderie, dans le réseau public. Difficile d’accueillir avec hostilité celui qui, au milieu du désert, accourt avec un verre d’eau. Mais faut-il être dupe ? Réagissant à l’annonce sur les garderies, Louis Sénécal, directeur de l’Association québécoise des centres de la petite enfance (AQCPE), a bien résumé la situation : le gouvernement crée un remède à une situation qu’il a lui-même créée.
Le cas des CPE est fascinant. Depuis 2014, on leur fait la vie dure. On a d’abord diminué la contribution publique à la création de nouvelles places, puis sabré les budgets jusqu’à rendre les établissements dysfonctionnels. Ensuite, en 2015, on a déclaré que la tarification universelle avait fait son temps. Pas équitable, a-t-on prétexté, que les familles aisées paient autant que les familles modestes pour envoyer leurs enfants à la garderie — omettant bien sûr que l’impôt sur le revenu, lorsqu’on ne renonce pas à le prélever, sert précisément à ce que chacun contribue aux institutions publiques à la hauteur de ses moyens. Qu’à cela ne tienne, on a indexé les frais de garde au revenu des ménages, ce qui a fragilisé le réseau public par deux fois en incitant les familles plus fortunées à se tourner vers le privé, où elles bénéficient d’un crédit d’impôt.
Il est curieux d’avoir ainsi amoché les CPE, alors qu’ils sont à l’image de ce que le modèle québécois a produit de mieux. Pilier fondamental de notre politique familiale, l’institution a fait ses preuves, autant sur le plan de la réduction de la pauvreté chez les femmes et sur le taux d’emploi des jeunes mères que sur le plan de l’offre de services éducatifs préscolaires de qualité. Mais lorsque les chimères de la prospérité-retrouvée-à-force-d’austérité dominaient le discours public, rien n’était plus suspect qu’une institution publique fondée sur un principe de tarification universelle. Si bien qu’on a ignoré sa valeur sociale, jusqu’au point critique. À présent, faudrait-il applaudir parce qu’on nourrit la bête après l’avoir affamée ? Et bien sûr, lors de l’annonce de cette semaine, on s’est gardé de mentionner que, pour les 1700 places créées en CPE, près de 20 000 places, selon l’AQCPE, ont été créées au privé depuis le début du mandat libéral.
Le sort réservé aux CPE est emblématique du modus operandi de ce gouvernement. On désorganise l’économie publique jusqu’à friser l’absurde (voyez les hôpitaux, les écoles), on épuise des travailleurs (surtout des travailleuses) et on aggrave au passage la situation de citoyens vulnérables. Et pour maquiller la détresse sociale produite, on jette ensuite quelques miettes à ceux qui, de toute façon, sont trop épuisés pour mordre la main tendue.
Maria Jose Barela en sait quelque chose. Arrivée au Québec en 2007 comme réfugiée, mère de famille monoparentale de trois enfants, elle s’implique auprès de l’Escale Famille le Triolet, un groupe communautaire d’Hochelaga qui accompagne les familles en difficulté. Comme bénévole et bénéficiaire de services, elle a vu l’offre fondre à vue d’oeil au fil des ans, surtout dans les trois dernières années. Les groupes communautaires doivent pallier les insuffisances du réseau de la santé, mais sans avoir les ressources ni l’expertise appropriées. Et pour les mamans qui, comme Maria, gagnent un petit revenu, le fait de devoir courir partout et de se battre pour obtenir des services rares rend la vie insoutenable. « Quand il faut courir partout pour survivre, on est privé d’accès aux opportunités d’améliorer nos conditions de vie », résume-t-elle.
On touche ici au paradoxe de l’austérité néolibérale. On dit aux gens, y compris aux femmes qui aspirent à l’égalité, de faire leur propre chance, mais que peut-on vraiment lorsqu’il faut soi-même faire tenir ensemble les mailles rompues du filet social ?
La sensibilité aux conditions de vie des femmes qu’affiche le gouvernement est une insulte à tous ceux — et surtout celles — qui appellent à l’aide depuis des mois. Leur détresse n’est pourtant pas secrète. Elle tapisse chaque jour les pages des journaux. Mais pour quiconque administre l’État comme une business, la justice sociale est, comme le reste, tributaire d’un calcul : tantôt budgétaire, tantôt électoral, mais toujours antisocial.