Friction intellectuelle
Récemment, sur Twitter, j’invitais les militants des divers partis politiques québécois à ne pas se cantonner dans le dénigrement de leurs adversaires et à mettre en avant, plutôt, les raisons de voter pour la formation à laquelle ils adhèrent. La critique des idées des autres doit bien sûr faire partie du débat politique, ajoutais-je, mais elle ne doit pas le monopoliser. S’il fallait appuyer un parti politique uniquement parce que les autres sont mauvais, la vie démocratique serait gravement déprimante.
Mon gazouillis a récolté une forte approbation. Malgré le ton trop souvent acrimonieux des débats qui ont cours sur les réseaux sociaux, il semble donc qu’il y ait une demande pour des échanges plus constructifs. C’est tant mieux. Si les partis politiques ne peuvent plus se contenter d’espérer gagner par défaut, c’est-à-dire non pas parce qu’ils entraînent l’adhésion mais parce que les autres suscitent le rejet, ils devront alors faire plus que jamais l’effort de nous fournir des raisons positives de voter pour eux.
Idées et anathèmes
Malheureusement, cet appel à des débats sérieux et éclairants qui ne ressembleraient pas à une foire d’empoigne ne se concrétise que trop rarement. « Le débat ne se porte pas bien », constatent François Charbonneau et Patrick Moreau dans la revue Argument (automne-hiver 2017-2018). « Nous préférons ainsi trop souvent, à la confrontation rigoureuse des idées, l’anathème, la petite phrase assassine qui envoie l’adversaire dans les cordes, l’amalgame pervers qui disqualifie automatiquement son opinion et le contraint à adopter une position défensive », ajoutent les deux principaux animateurs de cette revue d’idées.
Les causes de cette situation sont multiples. Les réseaux sociaux doivent porter une part du blâme en ce qu’ils « enferment chacun dans des communautés affinitaires, fractionnant l’opinion publique en autant de tribus adossées à des convictions d’autant plus inébranlables qu’elles n’ont guère l’occasion d’être remises en question », écrivent Charbonneau et Moreau. La conviction d’avoir raison étant presque consubstantielle à l’humain, on ne doit pas se surprendre qu’un média qui la conforte soit populaire.
Débattre sérieusement et fermement, admettent les animateurs d’Argument, est exigeant et difficile. Il est plus naturel aux humains de s’enfermer dans un dialogue de sourds ou de se réfugier dans l’illusion d’un consensus mou. Pourtant, une démocratie en santé ne peut faire l’économie de débats idéologiques ouverts dans lesquels les participants acceptent de vraiment écouter l’autre et de se laisser ébranler par ses arguments.
Tennis et boxe
Dans l’introduction d’Avant, je criais fort (XYZ, 2018, 172 pages), un recueil de chroniques philosophiques, le professeur de philosophie Jérémie McEwen aborde lui aussi ce sujet. Il témoigne de son admiration pour la « sagesse » de l’anthropologue Serge Bouchard. Il sait, lui, dit-il, discuter calmement, contrairement aux excités de la droite et de la gauche, qui, depuis quelques années au Québec, dépensent leurs énergies à caricaturer les arguments de leurs adversaires.
McEwen souhaite des discussions qui ressembleraient plus à des échanges de tennis qu’à un match de boxe. Il va même jusqu’à plaider pour une pratique de la chronique qui s’en tiendrait à « ouvrir un espace de réflexion », sans prendre position. Or, si des chroniques de vulgarisation philosophique comme les siennes se prêtent bien à cette approche, il n’en va pas de même, il me semble, des chroniques politiques. La « subjectivité honnête » prônée par Pierre Bourgault, en ce domaine, vaut mieux qu’une prétendue neutralité, toujours factice, de toute façon.
Le vieux philosophe allemand Arthur Schopenhauer, dans son classique L’art d’avoir toujours raison, écrit vers 1830 et publié en 1864, souligne les bienfaits de la « friction intellectuelle » que crée le débat. Elle permet aux participants, écrit-il, « de rectifier leur propre pensée et d’ouvrir des perspectives nouvelles ». La vanité, poursuit le penseur pessimiste, rend toutefois les humains incapables de se livrer honnêtement à cet exercice. Sur cent personnes, conclut le philosophe, « une seule, et encore, mérite qu’on débatte avec elle ».
Si Schopenhauer avait raison, la démocratie ne pourrait pas exister. Il faut donc parier, malgré tous les obstacles, sur la possibilité d’un sain débat démocratique dont une des règles devrait être la notion de « générosité interprétative », défendue par le philosophe Jocelyn Maclure.
Un bon débat, écrit ce dernier dans Retrouver la raison (Québec Amérique, 2016), exige qu’on mette en avant nos meilleurs arguments et qu’on présente honnêtement les idées de nos adversaires avant de les réfuter. La période électorale qui s’amorce offre une belle occasion de rehausser le niveau du débat.
François Charbonneau et Patrick Moreau, revue Argument