Théâtre - À quoi ça tient?
Qu'on se retrouve dans un ancien bain public transformé en lieu de spectacle, que l'on soit assis au balcon du TNM, que l'on fréquente La Licorne, le Rideau Vert, l'Espace libre ou le Quat'Sous, tout revient toujours, au théâtre, à ce que l'on ressent. À l'émotion et à l'intensité. Au fait que le courant passe. Qu'on croie, qu'on soit touché par ce qui se déploie sur la scène. En sortant de Cette fille-là!, l'autre soir à La Licorne, par exemple, il m'aura fallu au moins 20 minutes avant de pouvoir ouvrir la bouche pour autre chose que respirer. Soufflé que j'étais. Un mini-Tchernobyl intérieur. Fondu. Muet.
Bien sûr, ce n'est pas courant: on sort beaucoup plus souvent indemne que bouleversé du spectacle. La plupart du temps amusé, parfois ennuyé. Mais quand ça arrive, attention! Lorsque le «miracle» se produit, les fils se touchent, comme dit une amie chère, et l'on se sent remis en question dans ses comportements les plus profonds.Dans Cette fille-là!, Joan MacLeod s'appuie sur une histoire effroyable qui a fait vibrer le Canada d'une mare à l'autre, celle de Reena Virk, une adolescente de 14 ans mise au ban puis assassinée par ses «camarades d'école». Et on voit sur scène, le temps d'une heure de spectacle à peine, l'impact majeur de cet événement sur la vie de la jeune Braidie.
On savait cela avant d'entrer dans la salle. Comme on savait aussi que la production était un long monologue tranquille sur le bord d'un lac et qu'elle reposait littéralement sur les frêles épaules d'une jeune comédienne, Sophie Cadieux, qu'on avait surtout vue à la télé jusque-là. On savait même que la mise en scène était minimaliste. Et finalement que, tout cela mis ensemble dans le même grand sac, l'entreprise apparaissait intéressante, certes, audacieuse, mais risquée et, disons-le, plutôt fragile.
Puis, bang! Direct du droit au coeur...
À quoi ça tient?
Tous les gens du milieu vous diront que c'est une question sans réponse et que si on savait, ça ne marcherait déjà plus. Il n'y a pas vraiment de recette: «ça marche» ou «ça ne marche pas». Le lieu a beau être déjà rempli de sens quand on y arrive, la scène, vide, la proposition de départ, le parti pris de mise en scène, stimulants ou dérangeants, rien n'est jamais acquis. Il faut plonger. Voir si on réussit à survivre intact ou si on a plutôt sauté dans une flaque...
En fait, on ne chavire que parce qu'une foule de paramètres ont trouvé à s'incarner. Le texte. La façon de le raconter. Les comédiens. La salle ou le lieu. Les états d'âme personnels. Même la température. Ils tiennent autant à ce qu'on est qu'à ce qu'on vient de voir et à la façon dont on y a réagi. Et chacun des trois univers ainsi découpés est bien sûr multiple et unique. C'est Roland Barthes qui disait déjà qu'il y a plus d'intérêt à trouver plusieurs sens à un texte que de se limiter à un seul sens possible pour tout le monde...
Ainsi, dans ce texte bouleversant qu'on a vu à La Licorne — et dans la traduction encore une fois exceptionnelle d'Olivier Choinière —, le spectateur voit Braidie entrer peu à peu en contact avec les petites lâchetés quotidiennes qui composent sa vie d'adolescente ordinaire (ou presque). Grâce au jeu lumineux de Sophie Cadieux, qui ne «joue» jamais à l'adolescente de 15 ans mais qui réussit à l'être dans ses contradictions, ses violences soudaines et ses changements d'humeur, le «dévoilement» prend une direction et un sens inattendus.
Cela s'incarne dans les silences paresseux de Braidie. Dans ses indignations retenues. Ses complicités coupables. Mais surtout dans ses silences dévastateurs. Et ce sont ces silences qui nous sautent rapidement dessus en éveillant des échos qu'on souhaiterait ne pas trop entendre... Cette fille-là! est une production qui déborde largement l'histoire de Braidie, on s'en rend compte à la sortie. Elle vient nous chercher dans ce que nous nous cachons à nous-mêmes, chacun de notre côté.
Tant que le théâtre pourra servir à ce type de «mise en lumière» plus ou moins insoupçonnée, sa profonde nécessité ne fera jamais de doute.
En vrac
- C'est une semaine un peu folle par la quantité autant que par la qualité des productions qui prennent l'affiche. On ne vous donnera pas ici d'horaire complet — consultez plutôt notre Agenda ou encore le site de Théâtre Québec, www.theatrequebec.com —, mais il faut absolument souligner la reprise au Quat'Sous d'un spectacle exceptionnel: Incendies, de Wajdi Mouawad. Créée lors du dernier Festival de théâtre des Amériques, présentée au Théâtre français du CNA puis en tournée (triomphale, la tournée!) en Europe, c'est une production bouleversante qui vous réserve une forte dose de «mise en lumière», comme on disait plus haut. Ancré tout autant dans la réalité d'ici que dans l'horreur d'un Moyen-Orient déchiré par les luttes fratricides, le texte de Mouawad est une constante surprise et réussit à nous entraîner dans des abîmes insoupçonnés. C'est aussi le dernier spectacle présenté au petit théâtre de l'avenue des Pins sous l'ère Wajdi Mouawad puisque celui-ci, on le sait déjà, sera remplacé par Éric Jean comme directeur artistique. Voilà donc une production à ne rater sous aucun prétexte.
- Dans la même veine, le Théâtre de l'Opsis poursuit son cycle Oreste avec une troisième production. Après l'Oreste mis en scène par Luce Pelletier en 2002 et Oreste, The Reality Show de Denoncourt l'hiver dernier, voici maintenant La Sirène et le Harpon, un «petit théâtre anatomique» de Pierre-Yves Lemieux. On sait comment travaille l'Opsis quand cette compagnie entreprend un cycle: il y a d'abord la mise en scène «classique» du texte fondateur du cycle, puis on en travaille une adaptation «moderne» et, enfin, on s'inspire de tout cela pour une troisième production, un texte original. Ce coup-ci, le texte de Pierre-Yves Lemieux s'inspire du mythe grec alors que la scène se passe après le matricide; on parle de «théâtre anatomique» parce qu'on y dissèque deux âmes condamnées. Luce Pelletier dirige Suzanne Clément et David Savard. Ça se passe dans la petite salle Jean-Claude Germain du théâtre d'Aujourd'hui à compter de demain et jusqu'au 8 mai.
- Dès demain à 20h, le troisième Festival du Jamais lu s'installe au bar-spectacle O Patro Vys, avenue du Mont-Royal. On pourra y assister jusqu'au 24 avril à une douzaine de mises en lecture, aux soirées de brèves théâtrales (les 20 et 24 avril) et même à la mise en lecture de deux textes destinés aux jeunes publics, soit L'Hippopotame bleu de Serge Mandeville et Chinoiseries de Marcelle Dubois. Une nouveauté est au programme: à la suite d'un laboratoire entre auteurs et marionnettistes, quatre équipes viendront présenter leur création vendredi. Rappelons que le festival a jusqu'ici permis la mise en lecture d'une quarantaine d'auteurs de la relève.