Quand un gouvernement évangéliste bafoue la vérité

Des Américains comprenaient mal que leur pays ait attaqué l'Irak pour neutraliser des armes qui n'existaient pas. Ils comprendront encore moins que leur gouvernement ait laissé courir, aux États-Unis même, avant le 11 septembre, des terroristes qui existaient. Se pourrait-il que la CIA et le FBI aient lamentablement échoué dans leurs missions respectives? Ou n'est-ce pas plutôt les autorités du pays qui n'ont pas su — ou voulu — lire les renseignements fournis par ces services?

La question passionne, outre les spécialistes de l'espionnage, ceux qui s'intéressent aux fiascos de Washington en matière de sécurité intérieure et de politique étrangère. À la veille d'une élection présidentielle, elle alimente aussi la polémique entre républicains et démocrates. Toutefois, cette question n'aura plus rien d'hypothétique le jour, peut-être proche, où un attentat de grande ampleur frappera à nouveau aux États-Unis. Avec toute sa puissance, ce pays sait-il — mieux que l'Espagne après Madrid — où sont ses ennemis?

Dans le cas de l'Irak, il apparaît que les services secrets américains (et britanniques), loin de justifier une intervention militaire, avaient des réserves sur la capacité de Saddam Hussein d'user à grande échelle d'armes qu'il cachait peut-être encore. On sait maintenant que la Maison-Blanche voulait en découdre avec ce régime bien avant le 11 septembre et la «guerre contre le terrorisme», et que les «destructions massives» qu'elle a évoquées visaient plutôt à légitimer l'invasion du pays.

Le président George W. Bush a-t-il trafiqué les renseignements de la Central Intelligence Agency, du Pentagone et des autres services de surveillance? En tout cas, s'il n'en a pas usé pour savoir ce qui se tramait, mais pour étoffer ses propres obsessions, il n'aura pas été le premier président à le faire.

Complaisance des services de renseignement

Lee H. Hamilton, un membre de la Commission nationale d'enquête sur les attaques terroristes contre les États-Unis, a déjà dirigé le comité de la Chambre des représentants pour les affaires internationales. Il a servi sous sept présidents. D'après son expérience, les présidents tendent à obtenir de leurs services les renseignements qu'ils veulent bien avoir. Après tout, dit-il, ils en nomment les directeurs et en établissent les priorités.

L'information qu'ils obtiennent n'est pas forcément erronée, mais on doit la prendre avec prudence. «Il est naturel pour chaque personne de chercher l'information qui lui donne raison, note Hamilton, et pour un subordonné, de quérir l'information qui satisfera son supérieur.» On pourrait croire que des services chargés d'une mission aussi vitale pour un pays et sa population résistent à la tentation d'être complaisants envers leur maître politique. Apparemment, ils y cèdent à l'occasion. «Jusqu'à un certain point, les sept présidents avec lesquels j'ai collaboré, écrit Hamilton, ont cherché et obtenu des renseignements qui justifiaient leur politique préférée, et tous ont été tentés de manipuler cette information pour renforcer leurs thèses.»

L'apport du renseignement, système jusqu'ici tenu secret, pourrait à son avis être amélioré et mieux servir aux décisions du gouvernement, si on en comprenait l'usage et les limites. Le public pourrait alors s'assurer que cette information serve à choisir la bonne politique et non à embellir la politique qu'on favorise. Cette approche ne fait cependant pas l'unanimité. Pour un analyste britannique comme Philip Davies, le renseignement n'aurait jamais dû devenir un argument politique, ni le service secret, un instrument de promotion.

Note de service du 6 août 2001

Dans le cas du 11 septembre, les services secrets des États-Unis ont eu fort à faire pour expliquer l'échec de leurs moyens de détection. Ils n'étaient guère en position de se défendre, toutefois, vu la nature de leurs opérations. Leurs lenteurs bureaucratiques et leurs rivalités légendaires n'étaient sans doute pas étrangères à cette catastrophe et à leur propre humiliation. Mais depuis samedi dernier, on sait qu'ils n'avaient pas ignoré la possibilité d'une attaque, qu'ils en avaient repéré une base au pays et en avaient dûment informé la Maison-Blanche.

Certes, seul un analyste tordu aurait pu imaginer le jour et le scénario du 11 septembre. Mais une des cibles principales, l'arme pour la frapper et la source de l'attaque avaient été connues avec plus de précision qu'on ne l'avait cru jusqu'ici. Le World Trade Center, des détournements d'avion, des membres américains d'al-Qaïda, tout cela est noté à la désormais célèbre note de service remise le 6 août 2001 au président Bush, sous le titre «Ben Laden déterminé à frapper aux États-Unis».

Prêts à faire la guerre jusqu'aux antipodes, Bush et ses conseillers se sont révélés complètement incapables de voir la gravité et l'imminence de la menace qui surgissait chez eux. La Maison-Blanche n'avait pas besoin d'information plus spécifique pour cerner aux États-Unis mêmes des réseaux déjà connus pour leur participation à des attentats contre les Américains. Pareil aveuglement, d'où qu'il provienne, paraît si invraisemblable que les amateurs de complot y verront une autre machination de Washington.

En réalité, les explications sont plus simples, sinon moins inquiétantes. Ben Laden et ses «martyrs» étaient de vieux alliés des États-Unis. D'autres fanatiques de même mouvance islamiste avaient déjà attaqué le World Trade Center, y faisant quelques morts et pas mal de dégâts. Mais justement, les tours avaient, comme l'Amérique jusque-là, solidement résisté. De jeunes «patriotes» révoltés avaient fait pire à Oklahoma City! Quel ennemi extérieur pouvait ébranler la forteresse? Aucun. Il pressait plus, semble-t-il, de parler pétrole avec les talibans.

Après de telles hécatombes, on aurait pu croire que les services de renseignement obtiendraient la plus haute priorité. Erreur. Ils sont fort actifs sur tous les fronts de la lutte contre le terrorisme, du Pakistan aux Philippines en passant par l'Indonésie, interrogeant prisonniers et suspects. Mais aux États-Unis, l'hystérie sécuritaire tient lieu d'analyse et de prévention. Les étrangers de passage comme les citoyens d'origine douteuse sont fichés, l'État totalitaire s'installe. Mais pour le reste, c'est le chaos. Les agents de l'Immigration voient dans chaque étranger une menace, ceux des Douanes, au contraire, ne veulent pas entraver le commerce. La pagaille règne aux visas, mais on en délivre à des gens qu'on ne scrutera qu'une fois entrés aux États-Unis. Pendant que cette bureaucratie s'agite, on peut se demander quelle importance est accordée aux informations voulant qu'al-Qaïda prépare ses coups des années d'avance et les exécute avec des fidèles recrutés partout, y compris aux États-Unis.

À en juger par l'Irak, Washington place sa force d'abord et avant tout dans les moyens militaires, dont la supériorité technique paraît écrasante. C'est là sa faiblesse. On y sous-estime la répulsion de maints musulmans aux massacres de civils innocents, sinon l'admiration que l'Amérique suscite, malgré tout, chez les peuples qui aspirent à une vie convenable. Les millions versés à qui livrera un Saddam n'ont aucune valeur dissuasive auprès de kamikazes d'inspiration religieuse. Une motivation morale peut, par contre, amener même un adversaire des politiques américaines à désamorcer un attentat.

Ironie de la politique à Washington, c'est une parole d'Évangile que la CIA a reprise comme devise: «La vérité vous rendra libres.» Mais c'est une administration au discours évangéliste ostentatoire qui méprise les faits et les gens.

redaction@ledevoir.com

Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.

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