Dans les souliers des frères ennemis
Tous ces conflits dans le monde, aux racines enchevêtrées… Parfois, en parlant avec ceux qui vivent l’enfer, on a l’impression de toucher leurs cauchemars du doigt, mais allez comprendre des êtres au bord du gouffre sans marcher dans leurs souliers…
L’indifférence de nos sociétés procède beaucoup de cette difficulté à sentir la détresse d’autrui. Facile de s’en laver les mains quand on voile la pleine humanité des victimes de dérives planétaires.
Et tant mieux si l’art tente depuis toujours cette prouesse : par peintures, photographies, documentaires, livres interposés, celle de faire ressentir le monde à travers des yeux et des nerfs étrangers. Position trop souvent confinée à celle du voyeur fasciné ; entre soi et l’autre, cet éternel fossé… Mais si de nouvelles technologies nous rapprochaient juste un peu — ce qui est énorme — du pari acrobatique de l’identification…
D’abord explorée par la pub, les jeux vidéo et la création artistique, la réalité virtuelle facilite de plus en plus ce partage ou ce mirage ; c’est selon.
Sous un casque spécial et parfois un harnais, à travers elle, notre perception de l’environnement soudain vacille. Une porte intérieure s’ouvre sur un univers apparemment réel, simulé par ordinateur. Impression fugitive et pourtant intense. Pourquoi la dédaigner ? Le phonographe, la photo, le cinéma à leurs débuts semblaient de purs gadgets aux esprits réfractaires, ce qui n’empêcha pas ces inventions de transformer notre champ de conscience.
Hors du divertissement, la réalité virtuelle est utilisée pour soulager les chocs post-traumatiques de soldats de retour du front. Depuis quelque temps, elle offre par ailleurs au public de pénétrer des zones de guerre et de migrations, de donner à voir et à entendre des témoins et acteurs du pire.
Des rêves identiques
À explorer au Centre Phi, jusqu’au 10 mars, une oeuvre de 50 minutes, en trois espaces virtuels à traverser : Ennemi de Karim Ben Khelifa, photoreporter de guerre depuis vingt ans et citoyen du monde. Disponible également sur certaines applications mobiles spécialisées.
L’Office national du film, pionnier de réalité virtuelle, a fourni l’armature de cette coproduction internationale, qui invite à voir la guerre des deux côtés de la clôture.
Des conflits eux-mêmes, il sera peu question. Plutôt de six hommes qui les vivent dans la bande de Gaza, en République du Congo ou au sein des gangs de rue du Salvador.
Devant leurs photos d’abord commentées, chaque silhouette fantasmagorique surgit, les yeux fixés sur les nôtres, sans nous voir pourtant. Toutes parlent de bonheur, de liberté, de rêves et de violence, d’espoirs et de désespoirs, en démonisant celui d’en face.
Et la compassion que ces hommes inspirent vient de leur désir de vivre une vie normale : les enfants qu’ils voudraient voir grandir sans trop y croire, les gens qu’ils ont tués aux visages embrouillardés.
Ni Jean de Dieu, l’enfant-soldat des troupes rebelles, témoin du massacre de ses parents dans son village du lac Kivu, ni le militaire de l’armée congolaise qui le traque, pas plus que le jeune Palestinien Abu Khaled ou le soldat israélien dans leur lutte sans fin ne parviennent à convaincre du bien-fondé de ces combats à mort, par-delà nos sympathies personnelles pour l’un ou l’autre camp. Encore moins les très tatoués Amilcar Vladimir et Jorge Alberto, membres de gangs rivaux, dont l’un (mais lequel ?) finira bien par tuer l’autre. Leurs rêves sont à la fois banals et poignants ; étrangement identiques.
On se prend à saluer les combattants après leurs témoignages, comme s’ils étaient réels. Ils le furent au moment des interviews captées, mais que sont devenus ces êtres de chair à canon ? Ne reste que l’imagination pour se figurer leur sort. Les limites de la technologie s’y cognent.
Cette expérience de proximité avec des êtres aux doigts sur la gâchette nous renvoie le reflet des cloisons qui divisent les adversaires du monde entier, armés ou pas. Pur miroir, en somme.
Le désert d’Iñárritu
Ces oeuvres documentaires de réalité virtuelle en zones de guerre ou d’extrêmes tensions en sont à leurs balbutiements, quoique appelées à se multiplier. Ça tient du privilège de pouvoir s’y frotter.
Ainsi, au dernier Festival de Cannes était présenté dans un grand entrepôt industriel Carne y Arena, du cinéaste Alejandro Gonzalez Iñárritu, sur l’enfer des migrants (que le Centre Phi brûle d’importer également). Harnachés et pieds nus, on entrait en immersion avec des femmes, des hommes et des enfants qui tentaient la traversée du désert de Sonora, entre le Mexique et les États-Unis, là où le futur mur de Trump devrait se dresser.
Et les cris des plus petits, le bruit des sirènes, les ordres jappés par les gardes-frontières, le sable sous nos pas, le contact de ces êtres fantomatiques plus vrais que nature nous faisaient partager l’espoir et la peur de leur périple. Car l’autre n’était plus l’autre. Il était nous soudain. Comment sortir indemne de ce choc-là ?
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.