Vivement la proportionnelle

J'ai évoqué à plusieurs occasions dans cette chronique les distorsions et les défauts de notre mode de scrutin et de la centralisation qui caractérise l'organisation gouvernementale au Québec. Comme des centaines de milliers de citoyens, j'ai réclamé qu'on instaure un scrutin proportionnel afin que puissent être représentés à l'Assemblée nationale tous les courants politiques de la société québécoise. Dans mon dernier livre, La Seconde Révolution tranquille, j'ai aussi proposé qu'on crée un ordre de gouvernement régional, constitué d'élus régionaux plutôt que municipaux et doté de véritables pouvoirs ainsi que de sources indépendantes de revenus.

Un des principaux défauts de notre système parlementaire britannique est de permettre, après chaque scrutin, l'instauration d'une dictature légitime. Le parti qui détient la majorité des sièges forme le gouvernement et propose des lois qui sont toutes adoptées puisque le vote libre n'existe pas. La plupart du temps, le parti au pouvoir n'a pas remporté 50 % ou plus des suffrages exprimés mais gouverne en fait comme s'il détenait un mandat majoritaire. On l'a vu avec la «réingénierie» libérale, qui ne recueille pas l'appui de la majorité de la population mais qui a été brutalement mise en place au nom d'un mandat démocratique fallacieux.

Comme notre système politique ne comporte aucune forme de contre-pouvoir dans l'élaboration et l'approbation des lois, il ne reste comme autre moyen de protestation démocratique, comme autre processus critique, que la manifestation, la grève générale et parfois la désobéissance civile pour infléchir la volonté d'un gouvernement qui usurpe son mandat afin d'imposer à la population des réformes qu'elle ne souhaite pas. On l'a vu il y a quelques mois: même les mobilisations les plus unanimes et les plus formidables ne parviennent pas à influencer les gouvernements aveuglés par l'idéologie et drapés de leur supposé mandat démocratique. En toute logique, ce que le système dit implicitement, c'est que seule l'insurrection peut changer le cours des choses entre deux scrutins. Mais comme nous sommes en démocratie, c'est heureusement une pensée qui n'effleure aucun esprit.

Autrement dit, entre les élections, nous cessons de vivre en démocratie pour nous contenter du loufoque théâtre de la démocratie parlementaire qui, à cause de la ligne de parti, n'est rien d'autre qu'une forme de dictature légitime.

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Les dernières élections régionales en France illustrent bien comment on peut faire en sorte que l'exercice démocratique, que le pouvoir des citoyens, puisse se concrétiser et influer sur la vie politique en cours de mandat.

La situation du gouvernement Raffarin et celle du gouvernement Charest étaient comparables à plusieurs titres. Tous deux détenaient un mandat théorique de changement: assouplissement des lois régissant le travail, réforme des retraite et de la santé, modernisation de l'appareil gouvernemental, révision de son rôle dans le développement économique. Mais il n'existe pas une seule manière d'atteindre ces objectifs. On peut le faire de façon équitable et juste ou en empruntant un chemin idéologique rigide qui nie les droits des travailleurs, pénalise les plus démunis et diminue notre capacité collective d'organiser la société pour le bien commun et non pas pour la joie des entrepreneurs. C'est le chemin qu'ont choisi ces deux gouvernements de droite. Et le résultat a été le même: levée de boucliers dans les organisations syndicales et grogne collective croissante. Ici, rien n'a changé; en France, tout a basculé à cause des élections régionales, qui ont servi de contre-pouvoir démocratique.

Il faut préciser qu'en France, ce qu'on appelle les conseils régionaux consiste en fait en de véritables parlements régionaux dotés de multiples pouvoirs, dont celui de lever des impôts, mais aussi capables d'assouplir, d'adapter des objectifs nationaux aux situations régionales. Après deux ans de réformes intempestives et radicales, les électeurs français ont utilisé les élections régionales pour lancer un avertissement simple au gouvernement Raffarin: vos réformes sont trop radicalement à droite. Ce fut un coup de tonnerre. Avant les élections, la droite gouvernait la très grande majorité des régions.

Aujourd'hui, la gauche (verts, communistes et socialistes) gouverne 20 des 22 régions que compte la France. Cette semaine, en présentant son nouveau gouvernement, le premier ministre Raffarin a reconnu, penaud, que des erreurs avaient été commises, qu'il fallait mieux écouter les Français et mieux prendre en compte leur exigence d'équité sociale dans les réformes. Autre raison pour la droite de calmer ses ardeurs néolibérales. Dotés de véritables pouvoirs, les conseils régionaux constituent un formidable outil de légitimité politique pour l'opposition.

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Revenons chez nous et faisons un peu de politique-fiction. Nous avons des conseils régionaux élus au scrutin proportionnel et nous tenons des élections régionales. Si on se fie aux sondages, le résultat ressemblerait à ceci: 5 % aux verts et à la gauche, 50 % au PQ, 30 % au PLQ et 15 % à l'ADQ. Le PQ contrôlerait la majorité des régions. Jean Charest ferait un discours pour expliquer qu'il avait peut-être mal interprété la volonté de changement des Québécois et Monique Jérôme-Forget serait nommée déléguée générale du Québec à Taïwan. Voilà pourquoi nos cousins français sont plus heureux que nous aujourd'hui.

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