Mots d'ici, d'ailleurs et de nulle part
Calée dans mon fauteuil devant la dictée des Amériques à l'écran de Télé-Québec dimanche soir, je me suis sentie soudain en territoire exotique. Pas juste à cause des embûches perfides du texte, destinées à faire trébucher les concurrents les mieux aguerris. Celles-ci, après tout, semées par l'écrivain Gaétan Soucy, auteur et lecteur de cette chausse-trappe, étaient de bonne guerre.
Mais mon pif décelait bel et bien une anomalie dans le décor. Bizarre! Une fois n'est pas coutume: Le romancier de Music-Hall était traité avec tous les égards dus à son rang. Faut dire que le petit écran ne déroule pas souvent le tapis rouge à un écrivain québécois. D'habitude, il braque plutôt ses projecteurs sur les belles petites vedettes. Pas vendeuse, la race des scribouilleurs, paraît-il, à moins que les écrivains n'aient le bon goût de faire oublier leurs romans en offrant un vrai show populaire et rigolo. Les livres, eux, sont les grands négligés de la machine à images.Mais pourquoi boude-t-on donc la littérature et les écrivains sur les ondes de nos télés publiques? demande tout de go La Grande Peur de la télévision: le livre, de Jacques Keable. Et l'auteur de conclure que la télé craint le côté subversif de la littérature, surtout quand une pensée se cache derrière. Autre conclusion de l'ouvrage: les Québécois traîneraient un vieux complexe d'infériorité face à la France, les poussant à balayer leur littérature sous le tapis, faute de croire en elle. Triste constat! Mais constat tout de même.
D'où mon sursaut dimanche soir en voyant l'écrivain Soucy officier comme un grand prêtre en détachant bien les mots de sa dictée. D'où mon sursaut, mais aussi mon sourire. Pour une rare fois, l'écrivain était roi. Par-dessus le marché, il trônait sur les ondes d'une station que l'État québécois affame et dédaigne alors qu'il devrait l'encourager à cultiver sa différence.
La dictée alignait des mots difficiles, que les Québécois comme les francophones d'autres origines essayaient d'orthographier correctement, la langue sortie pour mieux se concentrer.
Moi, ça me semble merveilleux que Télé-Québec orchestre depuis une dizaine d'années la dictée des Amériques pour un parterre international. Merveilleux que, d'une fois à l'autre, un écrivain de chez nous se creuse les méninges afin de composer un texte truffé de guet-apens. D'ailleurs, dimanche, Soucy alignait bravement pataugas, parpaing et quiscale. Et les 197 champions en provenance de 14 pays, dont 36 Québécois, suaient sang et eau sur ce texte miné. L'existence de cette dictée a le mérite de démontrer que le Québec fait encore partie de la francophonie, qu'il n'est pas parti à la dérive avec une langue distincte, à jamais décollée du français international.
Qu'ils viennent d'ici ou d'ailleurs, rien de plus amusant que de découvrir des mots nouveaux, pas toujours dans le but de les utiliser, mais afin de les connaître, de rouler leurs sons sur la langue. Patauga. Que vive donc patauga!
Pivot, ancien pape de l'émission littéraire en douce France, vient justement de publier un petit ouvrage qui fait grand bruit dans l'Hexagone: 100 mots à sauver. «On s'emploie avec raison à sauver toutes sortes d'espèces d'oiseaux, d'insectes, d'arbres, de plantes, de grosses et de petites créatures bien vivantes, mais menacées de disparition. Et si on travaillait à sauver des mots en péril?», demande-t-il. Beau programme.
On ouvre son livre en constatant que certains des mots chassés des dictionnaires français pour cause de vétusté n'ont jamais pris vraiment racine chez nous. Vous avez dit bancroche (crochu) ou clampin (traînard, paresseux)? D'autres conservent dans leur sillage le parfum capiteux de la vieille France paillarde: le juron scrogneugneu par exemple, ou lupanar, un synonyme de bordel, ou encore goualante, chanson populaire qui arrache un bout de coeur, comme Piaf l'a démontré. On y rencontre aussi des mots moribonds en France mais vivaces chez nous. Au Québec, on barguigne, on papote ou on fait des fla-fla. De l'autre côté de l'Atlantique, ça se dit désormais autrement. Dommage!
En France, dans la collection «Les dicos d'or» de Pivot, un autre ouvrage incite le lecteur à bouter l'anglais hors du vocabulaire français. Évitez le franglais, parlez français, d'Yves Laroche-Claire, pointe entre autres les jet-set, baby-boom, barman, scanner et même flirter, ce beau péché mignon. Ça semble un brin excessif... Bonne affaire, quand même, si les Français commencent à remettre en question la foule de mots anglais que l'Amérique bombarde dans leur champ. Mais notre lopin a ses problèmes itou...
Alors, je me suis plongée dans l'ouvrage québécois Anatomie d'un joual de parade de Diane Lamonde. Reviseur de textes de son métier, cette dame (à qui on devait déjà Le Maquignon et son joual) est partie en guerre contre un groupe de linguistes, «les aménagistes». Pierre Martel et Hélène Cajolet-Laganière, pour ne pas les nommer, qui travaillent à la rédaction d'un dictionnaire du français québécois en définissant des normes à nous.
Le gros problème avec Diane Lamonde, c'est qu'elle lâche à tout bout de champ sa démonstration pour attaquer ses deux bêtes noires sur leurs connaissances du français en les clouant au poteau de l'ignorance. Ça réduit la controverse à des querelles entre érudits.
Est-ce qu'on parle ici le français (avec des particularismes) ou le québécois? Là est la question. Or personne ne s'entend sur la réponse, même si tous les camps défendent l'existence d'un grand nombre de québécismes, qu'on utilise largement et avec joie.
En gros, je suis plutôt d'accord avec Diane Lamonde. Il me semble qu'on a intérêt à maîtriser le modèle européen, ne serait-ce que pour mieux affirmer notre originalité en connaissance de cause.
Mais tant qu'on n'aura pas déterminé entre nous si on désire parler le français ou le québécois dans nos arpents de neige, les débats sur la qualité de la langue vont continuer à patiner, les camps à s'affronter et la question à rouler dans le beurre.
Il faut tout de même être de mauvaise foi pour refuser d'admettre que la langue française souffre ici de grosses carences alimentaires. Que notre huis clos linguistique de deux siècles s'est soldé par un appauvrissement de notre vocabulaire, que la proximité de l'anglais a vicié nos structures syntaxiques.
Pour l'heure, on n'arrive pas à se brancher sur la définition de notre langue, ce qui empêche de prendre le taureau par les cornes et d'améliorer ce qui doit l'être. Pour l'heure aussi, on mélange les enjeux nationalistes et linguistiques dans une même sauce mal assaisonnée, en pataugeant de plus belle.
Pendant ce temps, le débat se déroule au-dessus de la tête du monde. Lors d'un éventuel référendum sur la question, je suis à peu près certaine que les gens se prononceraient en faveur du français. Non pas pour parler pointu et adopter tous les mots d'argot qui traînent à Paname, mais pour s'arrimer au tronc commun. Parce que le français est une langue riche et que les québécismes sont destinés à l'enrichir encore plus, non pas à s'y substituer.
Et pourquoi, à propos, a-t-on si peur d'apprendre le français de France? Il ne nous mangera pas, ne nous contaminera pas comme un virus. Rien ne nous oblige à adopter tous ses mots. Cela dit, les connaître vaut le coup. Ça aide à sourire devant scrogneugneu, à s'émouvoir d'une goualante, à identifier un quiscale, quitte à parler ensuite aussi mal qu'on le voudra dans nos cuisines; par choix, et non par ignorance. Ça aide aussi à communiquer avec des Martiniquais, des Belges, des francophones de partout. Et à écrire sans trop de fautes une dictée des Amériques. Ce qui n'est pas à négliger non plus...
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La grande peur de la télévision : le livre
Jacques Keable
Préface de Bruno Roy
Lanctôt éditeur
Montréal, 2004, 158 pages
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Anatomie d'un joual de parade
Le bon français d'ici par l'exemple
Diane Lamonde
Éditions Varia
Montréal, 2004, 294 pages
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100 mots à sauver
Bernard Pivot
Albin Michel
Paris, 2004, 144 pages
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Évitez le franglais,
parlez français
Yves Laroche-Claire
Albin Michel, «Les dicos d'or»
Paris, 2004, 302 pages