Je suis Émilie
Le gouvernement Couillard ne pourra pas dire qu’il n’a pas été prévenu. Dès son élection, la nouvelle présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ), Nancy Bédard, avait clairement signifié que sa grande priorité au cours des prochains mois serait d’obtenir un ratio infirmière-patients sécuritaire dans tous les établissements du Québec.
Le cri du coeur lancé par la jeune infirmière Émilie Ricard, totalement exténuée dans son CHSLD de l’Estrie, a ému tout le Québec, mais sa situation n’a malheureusement rien d’exceptionnel, surtout dans les établissements de longue durée.
Le problème ne date pas d’hier et il a été abondamment documenté. Dans une étude publiée en 2015, un professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval, Patrick Martin, avait conclu que « les gestionnaires tiennent pour acquis que, peu importe la surcharge, elles [les infirmières] vont sauver les meubles », mais qu’elles hésitent à dénoncer une situation inacceptable — et même à en aviser leur syndicat — parce qu’elles ont peur des représailles.
En septembre de la même année, la mort d’un quinquagénaire lourdement handicapé dans un CHSLD de la région de Québec, à la suite d’une erreur de dosage d’un puissant narcotique, avait démontré de façon dramatique les risques que cela comportait.
Dans son rapport, la coroner Mélanie Laberge n’avait pas blâmé l’infirmière, mais plutôt la surcharge de travail. L’employée devait veiller sur 175 pensionnaires, soit plus du double de ceux dont Mme Ricard a la responsabilité. « C’est le tournant dans les CHSLD. Il y a des choses à améliorer et ça va se régler », avait déclaré le ministre de la Santé, Gaétan Barrette. De toute évidence, son esprit a été occupé ailleurs.
Il est vrai que les heures supplémentaires imposées aux infirmières à temps plein ont créé un « cercle vicieux » difficile à briser. Celles qui souhaitent mener une vie normale boudent les postes disponibles, ce qui augmente encore la charge de celles qui les occupent et les rend d’autant moins attrayants.
Là encore, il n’y a rien de nouveau. Dans son étude de 2015, M. Martin avait résumé la dysfonction du système de la façon suivante : « Les heures supplémentaires sont des mesures d’exception qui sont devenues des méthodes de gestion. » Un peu comme ces « unités de débordement », qui en sont venues à être considérées comme une façon normale de gérer les salles d’urgence.
Le premier ministre Couillard a raison de dire que les besoins et les coûts de santé augmenteront toujours plus rapidement que les ressources disponibles, et le vieillissement de la population ne peut qu’aggraver les choses. Le Québec n’est pas la seule société à devoir composer avec cette réalité.
Curieusement, cette inconciliabilité ne semble pas affecter les médecins, dont la rémunération a crû à un rythme prodigieux au cours des dernières années, même si on répète ad nauseam qu’ils sont suffisamment payés.
L’imagination dont on fait preuve pour l’augmenter ne cesse d’étonner, qu’il s’agisse de l’indemnité d’assiduité que touchent les médecins quand ils arrivent à l’heure ou encore le « forfait jaquette » auquel ils ont droit quand ils prennent les précautions d’usage pour visiter un patient placé en isolement. Pourquoi les infirmières, dont la ponctualité n’est pas négociable et qui sont exposées aux mêmes risques de contamination, n’y ont-elles pas droit ? Je vous le donne en mille !
Les éminents médecins qui nous gouvernent et qui ont négocié ces avantages ne manquent pas de culot pour renvoyer la balle aux infirmières et leur demander de trouver elles-mêmes une solution à leurs problèmes, comme si cela ne concernait pas le gouvernement.
C’est tout juste s’ils ne les ont pas accusées de préférer les postes à temps partiel par paresse. Alors que tous les partis rivalisent de propositions pour faciliter la vie des familles, pourquoi faudrait-il exiger des infirmières qu’elles se tuent à l’ouvrage ?
Le scepticisme, pour ne pas dire l’hostilité, que suscitent les réformes de M. Barrette est déjà suffisamment répandu. Le gouvernement serait très mal avisé de s’en prendre aux infirmières, que la population tient dans la plus haute estime. Le sort des cadres, qui doivent subir en silence les diktats du ministre, ne risque pas de l’émouvoir, mais elle sera sensible à la détresse de celles qui donnent l’impression de tenir le réseau à bout de bras.
Dans la situation précaire où se trouvent les libéraux à huit mois de l’élection, la dernière chose dont ils ont besoin est un symbole auquel s’identifieraient ceux qui s’estiment victimes de 15 ans de gouvernance libérale et qui pourraient clamer : « Je suis Émilie. »
Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.