Le cinéma: Le contenu canadien fuit aux États-Unis

Grand remous, cette semaine, dans le milieu du cinéma canadien, après la révélation faite samedi dernier, dans le Ottawa Citizen, au sujet d'une entente pilote d'un an conclue entre Téléfilm Canada et une agence d'artistes los-angelaise chargée de jouer les entremetteurs entre les milieux du cinéma canadien et américain.

Il y a une dizaine de jours, le directeur général de Téléfilm, Richard Stursberg, avait informé quelques producteurs canadiens, sous le sceau de la confidence, que l'organisme relevant de Patrimoine Canada avait confié à la Creative Arts Agency (CAA) la tâche de dénicher des projets de film canadien susceptibles d'obtenir du financement et un distributeur américain et, par la même occasion, de donner du travail aux producteurs, cinéastes et acteurs canadiens, notamment à ceux qui sont allés tenter leur chance à Los Angeles et que TFC voudrait voir rentrer au bercail.

L'agence gouvernementale, on le sait, vise pour 2006 un taux de pénétration de 6 % du cinéma canadien sur son marché. En 2003, ce taux s'élevait à peine au-dessus du 1 %, et l'année 2004 ne s'annonce guère plus stimulante. Si bien que ce pacte avec le principal concurrent du cinéma canadien pourrait permettre à celui-ci d'atteindre cet objectif, au prorata des projets. Mais à quel prix, lorsque cette alliance ne proclame ni plus ni moins que l'américanisation du cinéma canadien comme unique moyen de rendre celui-ci attrayant pour le public canadien?

À cet titre, l'entente ressemble étrangement à celle qui est survenue entre les Allemands, au début des années 90, et les instances d'Hollywood, chez qui ils achetaient une expertise afin d'améliorer le profil économique de leurs productions. Les plus grands succès populaires du cinéma allemand (dont Les Nouveaux Mecs, qui a fait sept millions d'entrées) découlent de cette alliance. Mais qui se souvient de ces comédies folichonnes, destinées à jouer, dans la cinématographie allemande nationale, le rôle que Deux femmes en or et J'ai mon voyage ont joué dans la nôtre?

La différence entre le modèle canadien et le modèle allemand est toutefois importante. La mission de la CAA (qui représente 2200 artistes du cinéma dont Steven Spielberg, Tom Cruise et Julia Roberts) consiste avant tout à multiplier les joint ventures, soit les coproductions non officielles — les États-Unis n'étant liés par aucune entente de coproduction avec quelque pays que ce soit. Les films produits à l'intérieur de ce partenariat (TFC promet qu'ils devront être réalisés et interprétés par des acteurs canadian) auront le même objectif que celui du cinéma hollywoodien: rejoindre le plus vaste public possible, avec les sacrifices que ça suppose pour le cinéma d'auteur.

L'ACTRA, la première, s'est indignée devant cette alliance, qu'elle trouve «insultante pour la communauté professionnelle canadienne», notamment pour ses membres qui ont résisté à l'appel du large et sont restés au Canada. Pour leur part, les producteurs se disent outrés de ne pas avoir été consultés — alors qu'ils sont les seuls que TFC consulte et écoute, en temps normal — et voient dans l'alliance de Téléfilm un appel à l'ingérence de la part de la CAA, sinon la révélation pure et simple de la combinaison du coffre-fort des fonds publics canadiens.

La nouvelle s'est répandue si rapidement et a suscité un tel tollé que Téléfilm Canada, qui prévoyait en faire l'annonce avec flaflas à Cannes le mois prochain, s'est vu dans l'obligation d'émettre un communiqué mercredi dernier afin de rectifier le tir. Dans ce communiqué, Richard Stursberg affirme que l'entente «respecte toutes les règles en matière de contenu canadien».

À la lumière de ce partenariat, il reste maintenant à redéfinir le contenu canadien. Car on peut difficilement imaginer que les productions issues de cette alliance reflètent l'identité canadienne. Après avoir fait pester les documentaristes à qui ce «contenu canadien» pesait comme un boulet, celui-ci ne serait-il plus qu'une variable économique, dont la valeur serait déterminée par des comptables? Enfin, et dans un tout autre ordre d'idées, quels critères de performance l'agence américaine devra-t-elle respecter afin de voir son enveloppe renouvelée automatiquement l'année prochaine?

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Le producteur Go Films et le distributeur Films Séville ont mis la charrue devant les boeufs, cette semaine, en annonçant publiquement la production prochaine de Putain, tiré du roman de Nelly Arcan.

Essentiellement, cette annonce avait pour objectif d'alerter les médias et de créer dans le public une effervescence autour de ce projet, effervescence que le producteur et le distributeur emploieront ensuite comme gage lors du dépôt éventuel du projet devant la SODEC et Téléfilm Canada.

Qu'ils se rappellent toutefois que semblable stratégie n'a pas garanti son financement au projet du remake d'Aurore l'enfant martyre, annoncé en grandes pompes l'an dernier puis récemment rejeté par Téléfilm. Elle n'a pas non plus facilité la production de Copain Copine, coproduction France-Canada qui, en 1999, prévoyait inaugurer le bras cinématographique de l'empire Juste pour rire. Cinq ans après la conférence de presse du Groupe Rozon, on attend encore.

Mais revenons à Putain, ou plutôt à la question savoureusement incrédule formulée cette semaine par ma collègue de Radio-Canada, Johane Despins: «Si Téléfilm finance jusqu'à 75 % des coûts de mise en marché d'un film, est-ce à dire que Films Séville pourra éponger ceux occasionnés par sa conférence de presse à même ce montant?» En d'autres mots, Films Séville aurait-il pris une hypothèque sur un financement...hypothétique?

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