Vitrine du disque :Clapton à la rencontre de celui qui rencontra le diable
C'est ce qu'il y a de bien avec l'âge. Vient un temps où on y va franco, rayon vieilles marottes. On se dit: avant de promener sa prostate en laisse, autant se faire vraiment, complètement et absolument plaisir. Dont acte. Un an avant de passer sexagénaire, Clapton se paie donc un plein disque de reprises de Robert Johnson. Johnson le bluesman des bluesmans, celui qui passa le fameux pacte avec le diable pour avoir les doigts plus lestes, celui que l'ado de Surrey voyait déjà dans son potage entre deux lectures des bédés de Punch And Judy, même s'il vivait dans l'Angleterre de l'après-guerre et non dans quelque bled du delta mississippien. Depuis le temps qu'il en rêvait, le cher Slowhand n'avait jamais osé un tel hommage auparavant: c'était presque sacrilège, et ses versions de Ramblin' On My Mind (sur le premier album des Bluesbreakers de Mayall) ou de Crossroads (avec Cream) apparaissaient comme autant de péchés qu'il n'avait pu s'empêcher de commettre.
Imaginez en cela le sérieux quasi religieux avec lequel Clapton aborde les 14 épîtres choisies parmi les 39 du canon johnsonien: faut-il le redire, Robert Johnson ne laissa à la postérité que ces 39 titres de légende, gravés lors de deux sessions d'enregistrement en 1936-37. Clapton n'est pas là pour faire le mariole: pas de bruitages électroniques, pas de duos avec des rappeurs. Il n'est pas Jane Birkin non plus: pas de relectures arabisante, tzigane ou orientale. On est dans l'orthodoxie. Clapton ne joue pas au po' boy non plus: pas question de recréer le son acoustique primitif de Johnson, pas plus que de se limiter à des moutures guitare-voix. On lui en sait gré, Clapton demeure lui-même, homme de guitare électrique, plus Chicago que delta blues, et c'est avec son habituel groupe d'accompagnateurs qu'il redonne les Me And The Devil Blues, Traveling Riverside Blues, Love In Vain et autres Hellhound On My Trail (mais pas Crossroads ni Ramblin', saine décision: «been there, done that»). Les arrangements ne sont pas trop propres, le jeu des musiciens pas trop resserré: l'esprit brut du blues est respecté, même par ce total pro qu'est le batteur Steve Gadd. Billy Preston, à l'orgue, est quant à lui un vrai pourvoyeur d'âme: son solo dans Little Queen Of Spades réchauffe les vieux os. Seul véritable invité, Jerry Portnoy, harmoniciste de feu Muddy Waters, fournit la note authentique voulue, sans gâtisme.Franchement, il n'y a rien à redire, à l'exception du dessin de pochette: le portrait de Clapton par le célèbre Peter Blake (à qui on doit le design de Sgt. Pepper's) ne vaut pas une bonne photo noir et blanc. Il y en a à l'intérieur. De Clapton, c'est presque un sans-faute: on n'en attendait pas moins d'un fils spirituel.
ME AND MR. JOHNSON, Eric Clapton, Reprise (Warner)
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Tiens donc. Une compil des meilleurs rocks de garage. Qui ne surgit pas sans raison sur les tablettes des disquaires: de toute évidence, quelques types de la section «produits spéciaux» de chez Sony Canada se sont mis à l'écoute de la formi-formidable émission de radio du dénommé Steven Van Zandt, alias Little Steven, alias Silvio Dante, guitariste de Bruce Springsteen sur scène, sbire de Tony Soprano au p'tit écran et grand maître ès rock de garage sur les ondes. On en a déjà parlé en ces pages, mais qu'à cela ne tienne: profitons de ce double disque plus qu'opportun pour faire à nouveau l'éloge du Little Steven's Underground Garage, les deux heures les plus excitantes, revigorantes et essentielles de la semaine radiophonique nord-américaine (diffusion à CHOM le dimanche, de 22h à minuit). Ça fait 105 semaines que ça dure et que ça boume: le genre est inépuisable, et irrésistible, toutes générations confondues. Le rock de garage, faut-il préciser, est la plus simple et la plus intense expression de l'idiome, tel que défini au début des années 60 par le Louie Louie des Kingsmen: des guitares, une batterie, parfois un clavier minimal, de l'énergie en masse et une attitude gagnante. Du cool, quoi. À revendre.
La compilation n'est pas l'émission, bien sûr: les livraisons de l'Underground Garage devraient être autant de doubles disques. On peut d'ailleurs les écouter à volonté sur Internet (littlestevensundergroundgarage.com). Ça ne vaut pas non plus l'exemplaire coffret Nuggets paru chez Rhino dans les années 90, mais ce ramassis sans art n'est pas sans intérêt. On notera avantageusement l'ampleur de l'échantillonnage: cela va du furieux Raw-Hide, de Link Wray (1960), au Heartbreak Stroll, du non moins dynamique duo The Raveonettes (2003). Il y a là-dessus des quidams qui n'ont rien à voir avec le rock de garage (The La's, Tracy Ullman), l'expertise de Little Steven n'étant pas donnée à tout le monde, mais aussi, et majoritairement, du vrai de vrai rock de garage qui fesse fort: Strangeloves, Sonics et Easybeats pour des années 60, Iggy & The Stooges, The Clash et autres Ramones pour les années 70, etc. Plus qu'une bonne entrée en matière. Tout un tas de bougies d'allumage.
Sylvain Cormier
IT CAME FROM THE GARAGE, 30 essential garage rock classics! Artistes divers, Sony Music Canada
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Le nouvel album du trompettiste italien Enrico Rava est l'incarnation, musicale s'entend, de la lenteur. C'est lent du début à la fin. Est-ce un éloge de la lenteur? On n'en sait rien. La seule chose que l'on sait, c'est que... C'est d'un ennui qui confine à la mort lente.
On sait qu'ici cet artiste à son lot de fidèles. Grâce à plus d'un passage au Festival de jazz, Rava s'est taillé toute une réputation. Une bonne. Est-ce méritée? En partie. Mais bon... on peut être d'un avis évidemment tout à fait contraire. Une chose est sûre, on demeure intrigué par un curieux état des faits. Parce qu'ils sont européens, les Rava, Garbarek, Sclavis, Portal et compagnie jouissent davantage du bénéfice du doute que les gros-méchants-Américains-qui-sont-tous-des-gros-bêtas. On fait dans l'amalgame. C'est dit.
Pour cette nouvelle production, Rava a donc choisi la lenteur. Dans le style, nous avons deux précédents et non des moindres. On pense à Chet Baker et surtout à Miles Davis. Lorsque ces grands messieurs détaillaient tranquillement le corps de la musique, ils n'abandonnaient jamais la paresse et la sensualité sur les bas-côtés de la route. Ainsi, leur lenteur ne fut jamais l'écho du froid ou de l'indifférence. Après tout, vitalité ne se conjugue pas obligatoirement avec rapidité ou dynamique.
On s'en doute, Rava nous propose aujourd'hui une contradiction de ce qui fit la beauté de certains disques de Baker et Davis. Autrement dit, c'est froid. Ce n'est pas inintéressant, c'est plat. À plusieurs reprises, ses thèmes musicaux nous ont fait penser à ceux qui sont chers à Paul Bley, le maître des silences. La différence? Bley permet à la folie et au hasard de s'introduire. Avec Rava, rien de tel.
Non seulement la folie qu'on attend d'un tel musicien est absente, le hasard a été banni. On sent un souci du contrôle qui frise l'obsession. On pense à cette obsession qui distingue les maniaques du pouvoir dans tout et sur tout. À oublier. Au plus vite.
Serge Truffaut
Easy Living, Enrico Rava, Étiquette ECM
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Voilà un pianiste qui fut passionnant tout au long de sa vie. Mal Waldron... Bonté divine! C'est fou comme il nous change de la production traitée plus haut. Il y a trente ans de cela, cet amoureux des touches noires et ivoires a enregistré ce Up Popped The Devil, en compagnie de Reggie Workman à la contrebasse et Billy Higgins à la batterie. Bref, des gros calibres. Ensemble, ils ont gravé quatre compositions originales de Waldron. Puis? C'est vivifiant. C'est très convaincant. Que cet album conserve sa pertinence trente ans plus tard, c'est un exploit. Non?
Serge Truffaut
Up Popped The Devil, Mal Waldron, Étiquette Enja
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Qu'est-ce que le Nanobot Auxiliary Ballet? Une jeune formation montréalaise qui semble se spécialiser dans l'électro-pop analogique et complètement dingue. Après l'aventure de Pest 5000, Kevin Komeda et Patti Scmidt (aussi animatrice de l'excellente émission radio Brave New Wave) se retrouvent à nouveau afin de créer une musique aussi imprévisible qu'excitante. Première parution de l'étiquette indépendante Ta Da Records, l'album éponyme de Nanobot Auxiliary Ballet prêche les vertus d'une pop artisanale et sans ficelles. En vrac et dans le désordre, ces pièces naïves s'écoutent avec un plaisir qui se renouvelle sans cesse. Encore brouillonne, cette électronique dégénérée ressemble à du Add N To (X) qui ne souffrirait plus de ses excès de prétention. Bien sûr, le côté franchement subversif des textes laisse la potion musicale s'entrechoquer à souhait. Loin de la parodie facile, il faudra tendre l'oreille à ce duo, qui montre qu'il est encore possible de s'éloigner un peu plus de l'aseptisation courante de l'électro-pop. Une vraie surprise.
David Cantin
NANOBOT AUXILIARY BALLET, Nanobot Auxiliary Ballet, (Ta Da Records-Outside)
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Et de quatre. Le monde de la musique électro est ainsi fait. Après le volume I, le II et le III, voici que les créateurs de Saint-Germain-des-Prés Café récidivent avec la suite de ce programme très populaire et très de son temps consacré à l'électro-jazz. Et les amateurs de ce nu-jazz plutôt frenchy qui réchauffe les soupers de bobos sur le Plateau ne peuvent que s'en réjouir. Sans pour autant s'attendre à être surpris. C'est que sous le couvert de la nouveauté, ce chapitre 4 ne déroge justement pas au principe des séries qui consiste, dans le monde de l'électro, à faire passer le redondant pour novateur. Sans succès ici, où le Naturally de Slow Train ainsi que les compositions du Metropolitan Jazz Affair, de Kruder & Dorfmeister (High Noon) ou de Matthew Herbert peinent à créer un tout rafraîchissant. Le collectionneur risque toutefois de se laisser séduire par cet ensemble disparate qui conjugue downtempo, jazz et bossa nova à des temps prévisibles, tout en espérant que cette autre oeuvre des artisans d'Hotel Costes et de Paris Lounge — deux concepts tout aussi essoufflés — n'aille pas plus loin.
Fabien Deglise
Saint-Germain-des-PrÉs, Café IV, Artistes variés, (Fusion III)
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Ce n'est pas nouveau, mais c'est franchement dans l'esprit de l'époque: donner de nouvelles lettres de noblesse à la musique pop en lui accolant des sonorités binaires. De Corneille à Ariane Mauffat en passant par Marc Dery, les exemples courent désormais les rues d'ici... et d'ailleurs aussi, se dit-on en sombrant dans «la pureté morbide de l'électronique» proposée aujourd'hui par le Français Count Indigo. Le concept, séduisant pour un banlieusard soucieux de surfer, cinq ans plus tard, sur les tendances urbaines, fait sourire. Même s'il semble avoir fait succomber tout un pan de l'industrie. Le résultat, lui, sonne un peu comme les premiers albums du britannique Seal — qu'il faut désormais qualifier de visionnaire —, que Roxy Music, Human League, Scott Walker, Jay Jay Johanson ou Craig Armstrong viennent parfois, malgré eux, inspirer. C'est pop, électro, prévisible, agréable au toucher et, comme une bonne soupe sans morceaux, ça se digère plutôt bien tout en chatouillant le palais.
Fabien Deglise
Homme fatale, Count Indigo, (Fusion III)
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Il n'est pas encore trop tard pour se pencher sur l'une des plus originales traductions musicales de la Passion: la version pour quatuor à cordes des Sept Dernières Paroles du Christ en croix du génial Joseph Haydn. Il existe quatre moutures de cette oeuvre: l'originale pour orchestre, la version pour quatuor (probablement de Haydn lui-même), celle pour piano (supervisée par lui) et celle, vocale, plus tardive, pour solistes et choeurs. Le Quatuor Emerson nous offre une nouvelle interprétation de la version pour quatuor, qui se distingue d'emblée par l'inclusion d'une transcription (par le quatuor lui-même) de la seconde «Introduzione» (entre la 4e et la 5e parole), que Haydn composa (pour douze instruments à vents) lorsqu'il adapta les Sept Dernières Paroles pour choeur et orchestre. À l'austérité de l'orchestration de Haydn répond une traduction d'une intériorité frémissante du quatuor américain. Il est indéniable que les Emerson se sont penchés avec ferveur sur cette oeuvre au point même de réinstrumenter certains passages en les faisant davantage coller à l'original pour cordes. Le résultat est somptueux, fascinant dans sa simple beauté plastique et sa noble tristesse. Reste une question, qui se posait déjà dans leur interprétation de certains quatuors de Chostakovitch: tout cela n'est-il pas trop beau? Pour une version plus âpre, choisissez les Sine Nomine (Cascavelle, difficile à trouver) ou les Kodaly (Naxos). Pour un enregistrement luxueux mais un brin esthétisant, les Emerson s'imposent... et de loin!
Christophe Huss
SEPT DERNIÈRES PAROLES, Haydn: Les Sept Dernières Paroles du Christ en croix (version quatuor). Quatuor Emerson. DG 474 836-2.
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L'auditeur est saisi d'entrée. C'est un disque Alpha, et on le sent, par cette prise de son pareille à un véritable théâtre sonore. À cet enveloppement de l'ouïe se conjugue l'art d'un musicien qui sait prendre la musique à bras-le-corps. Skip Sempé a prouvé dans maints enregistrements (ne manquez surtout pas Versailles, l'île enchantée, chez Alpha déjà!) qu'il n'est pas un adepte de l'eau tiède. Dès la sidérante Pavane initiale, on comprend à quel point sont persuasives l'imagination et la force de conviction mises en oeuvre par Sempé, ici entouré d'une riche formation réunissant violons Renaissance, violes, flûtes à bec, cornets, sacqueboutes, luths, harpes, clavecins, virginales, orgues, régales et percussions. L'ivresse de la Tedesca e Saltarello (plage 5) de Mainerio est contagieuse, comme est poétique et profond son Pass'e mezzo antico illuminé par le cornet de Doron David Sherwin. Venise fut un berceau et un laboratoire d'essai en matière d'émancipation instrumentale, en une période où les instruments suivaient les voies tracées par le madrigal et le théâtre musical naissant. Dans un geste décidé, qui sait percer la profondeur des mystères vénitiens, Sempé et sa troupe parviennent à mêler onirisme et danse, méditation et transe. Et l'on reste subjugué par la découverte des oeuvres de ce Giorgio Mainerio (le Ballo anglese e saltarello, plage 11, en remet une louche) dans ce CD qui est l'un des grands événements de cette saison discographique.
VENEZIA STRAVAGANTISSIMA, «Balli, canzone e madrigali, 1550-1630» de Incerto, Mainerio, Guami, Vecchi, Canale, Lappi, Zanetti, Picchi et G.Gabrieli. Capriccio Stravagante, direction: Skip Sempé. Alpha 049 (distr.: Pelléas)