Qu’est-ce qu’on mange?

Ainsi, quelques bonzes épiciers ont comploté ces dernières années pour gonfler le prix du pain tranché. La première imposture ici est qu’on appelle « pain » cette pâte fade et peu nutritive vendue trop cher à des gens qui, souvent, ne peuvent se payer autre chose. On se dit d’ailleurs que, lorsque même le pain, le vrai j’entends, devient une affaire de privilégiés, il y a quelque chose de pourri au royaume.

Au cours des derniers mois, j’ai remarqué que, dans la rue Ontario Est, à Montréal, de nouveaux magasins d’alimentation sont apparus soudain sur un tronçon d’à peine cent mètres : boulangerie, charcuterie, fromagerie. On ne se plaindra pas de la diversification de l’offre alimentaire dans un quartier qui a tellement besoin d’amour. Mais la question se pose : qu’est-ce qu’on mange, dans le Centre-Sud, lorsqu’on n’ose pas fréquenter ce type de commerces fins, sachant que 73 % des magasins d’alimentation du coin sont des dépanneurs ?

À Montréal, on constate que l’insécurité alimentaire, c’est-à-dire la difficulté, pour les citadins, d’accéder à des aliments frais, sains et abordables à proximité de leur logis, tend à s’aggraver au fil du temps. Moisson Montréal souligne dans son Bilan-Faim 2017 que la quantité de nourriture dispensée en soutien d’urgence s’est accrue, tout comme la proportion de salariés qui ont recours au dépannage alimentaire.

Pendant ce temps, la gentrification des quartiers populaires progresse aussi. Quel est le lien, demanderez-vous ? En s’installant dans les quartiers prisés, les nouveaux résidants n’attirent-ils pas des commerces qui diversifient l’offre alimentaire ? Pas si simple. Si l’on ne veille pas à l’intégration consciencieuse des commerces dans le tissu communautaire, des circuits parallèles se créent. Les nouveaux résidants, plus aisés, fréquentent les établissements neufs et les citoyens moins favorisés sont relégués, par gêne ou par faute de moyens, aux commerces moins bien garnis, souvent installés de plus longue date. La mixité sociale n’est jamais une génération spontanée. Bien sûr, il ne s’agit pas de faire fétichiser la survie des « commerces défavorisés », ce qui revient à esthétiser la pauvreté culturelle et matérielle de certains quartiers. Il faut plutôt placer au coeur du développement urbain l’inclusion de ceux qui vivent en marge.


 

Le Centre de ressources et d’action communautaire (CRAC) de la Petite-Patrie s’engage justement dans cette voie. À la fin de janvier, on lance Le Panier engagé, une épicerie coopérative alliant dépannage alimentaire et vente au détail. Pour un coût d’adhésion de 5 $ et trois heures de bénévolat par mois, les membres pourront y acheter des aliments frais et diversifiés à prix modique et, au besoin, compléter leurs emplettes grâce à des dons alimentaires. Mais attention : tout le monde passe à la même caisse et personne, à part le système informatique, ne sait quelle proportion d’un panier correspond à un don ou à un achat.

Ce souci de discrétion tout particulier peut sembler anodin, pourtant, ça change tout. On évoque souvent les méfaits de la gentrification, ainsi que la nécessité d’aménager des établissements financièrement accessibles à tous. Or on passe trop souvent sous silence les barrières informelles qui maintiennent les personnes plus pauvres ou isolées à l’écart. Le sentiment d’avoir sa place joue pour beaucoup dans le tricotage du tissu social. Ainsi, au Panier, tout est organisé pour que tous se sentent non seulement les bienvenus, mais aussi utiles.

« Tous nos membres auront quelque chose à apporter à l’épicerie, explique Nathalie Bouchard, la directrice générale du CRAC, qui porte le projet à bout de bras depuis des mois. Il y a une place pour tout le monde, peu importe l’âge, la classe sociale. »

Le Panier est aménagé dans une ancienne école de la rue Drolet. Lorsque j’y suis passée la semaine dernière, la vive lumière de l’avant-midi entrait par les hautes fenêtres. Ça bourdonnait comme dans une ruche. Rires, salutations joyeuses… Le contraire de la froideur des grandes surfaces.

Pour faire exister le projet, il a fallu s’improviser épicier. Sur le tas, apprendre à gérer un approvisionnement d’aliments abordables et diversifiés, tenter de tisser des partenariats avec des fournisseurs… Nathalie Bouchard reconnaît que, pour l’instant, on peine à intéresser les fournisseurs à d’éventuels partenariats. Il faudrait sans doute, pour ce faire, que les coopératives comme Le Panier se multiplient, puis se regroupent, pour avoir un réel pouvoir de négociation.

Je me dis que, si les épiciers remplissant une mission nourricière à échelle humaine étaient plus nombreux, peut-être éviterait-on les arnaques sur le prix du pain… Et si l’on essayait de faire un peu plus communauté, en nourrissant correctement les gens comme les liens sociaux ?

Ce texte fait partie de notre section Opinion qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

À voir en vidéo